Le night-club, c’est désormais sa chambre. Une table de platines, un iPhone, une bonne connexion internet, un verre de vin blanc, et c’est parti: sur Instagram – où elle comptabilise près de 320 000 abonnés – la DJ, mannequin et influenceuse Fiona Zanetti assure des sets de tech house qui résonnent de Tel-Aviv à Tokyo en passant par Lausanne (sa ville natale) et Paris (sa ville d’adoption). En temps normal, on appellerait ça un concert en streaming gratuit. Mais à l’heure du confinement anti-coronavirus, il faut plutôt parler de thérapie de groupe. «J’ai reçu des centaines de messages de remerciement. Certaines personnes m’ont dit qu’en dansant seules dans leur salon, elles se sont senties connectées au reste du monde. En apportant de la joie et de la convivialité en cette période de distanciation sociale, je me sens utile face à cette terrible crise», s’émeut Fiona Zanetti.

Utile oui, mais au chômage technique. Suite à la propagation du Covid-19, les concerts rémunérés de la DJ ont tous été annulés, de même que les mandats de Duskdawn, l’agence de talents digitaux qu’elle a fondée. Au total, plus de 80% de ses revenus se sont évaporés en un claquement de doigts. Quant aux collaborations proposées par deux ou trois marques de luxe, l’influenceuse les a déclinées. «A l’heure actuelle, il me semblerait très déplacé de prendre la pose pour promouvoir un manteau ou un sac à plusieurs milliers de francs.»

Comme Fiona Zanetti, de nombreux influenceurs et influenceuses de mode repensent leur discours à l’aune du coronavirus. Leur plus grand défi? Rester actifs et pertinents à la fois. En temps de pandémie, que poster sur Instagram, un réseau social essentiellement dédié à l’idéalisation de soi et du monde? Peut-on parler de style ou de beauté alors que les hôpitaux débordent de malades et que le personnel soignant est à bout de souffle? Comment offrir du rêve tout en créant de la valeur sociale ajoutée? Des questionnements d’autant plus importants que l’«Homo confinus» est friand de réseaux sociaux.

Les influenceuses et influenceurs savent mieux que quiconque ce qui se passe dans la tête de leur communauté.

Yan Luong, spécialiste en communication et médiation digitales

Lire aussi: Guerre d’influences au royaume de la mode

Cofondateur de la plateforme d’influenceurs suisses Kingfluencers, à Zurich, Fabian Plüss analyse: «En Italie par exemple, l’usage d’internet a augmenté de plus de 30% à la suite du confinement. Instagram et Facebook notent, quant à eux, une augmentation de 70% du temps passé par les usagers sur leur réseau, TikTok voit le taux d’engagement s'accroître de 27% et, enfin, Instagram voit les likes augmenter de 76% sur les posts accompagnés du hashtag #ad (publicité). Nous en concluons que les influenceurs n’ont jamais eu un tel impact direct sur leur communauté.»

Noblesse cachée

Sur les réseaux sociaux comme ailleurs, il n’y a parfois qu’un pas entre marketing et solidarité. L’Italienne Chiara Ferragni a été l’une des premières influenceuses à le franchir. Mi-mars, alors que son pays devenait l’épicentre mondial du virus, cette impératrice d’Instagram a créé une cagnotte pour aider l’hôpital San Raffaele, à Milan. Vingt-quatre heures et quelques stories plus tard, elle avait récolté plus de 3 millions d’euros, en plus de son don initial de 1 million. Une démarche inédite pour cette femme d’affaires de 32 ans, qui a l’habitude de réclamer 22 000 euros pour un seul post sponsorisé.

«Avec le Covid-19, notre influence prend un nouveau sens. Il est de notre devoir et de notre responsabilité d’éveiller la conscience des gens pendant cette pandémie où la communication joue un rôle primordial», prêche Valentine Caporale. Figure d’Instagram (119 000 abonnés) et de YouTube (40 000 abonnés) en Suisse romande, cette influenceuse est l’une des nombreuses personnalités à avoir participé à la campagne Stop Covid, créée mi-mars à l’appel du Dr Didier Pittet, médecin-chef du service de prévention et contrôle de l’infection aux Hôpitaux universitaires de Genève, celui qui a offert à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) la solution du fameux gel hydroalcoolique. L’idée? Produire des contenus personnalisés pour faire passer les messages de prévention (rester chez soi, se laver les mains, etc.) auprès des ados et des jeunes adultes, un public que peinent souvent à atteindre les médias traditionnels.

«Les influenceuses et influenceurs sont des médias qui ont une personnalité, un ton. Ils sont très connectés à leur audience, ils savent mieux que quiconque ce qui se passe dans la tête de leur communauté», souligne Yan Luong. Spécialiste en communication et médiation digitale, c’est lui qui a fait entrer les influenceurs dans cette stratégie digitale soutenue par l’Office fédéral de la santé publique. Une campagne similaire a vu le jour en Suisse allemande, où les influenceurs ont également joué un rôle capital. «Grâce au soutien de plus de 250 influenceurs avec lesquels nous collaborons, cette action pro bono nous a permis d’atteindre plus d’un million de personnes en 24 heures, du jamais vu en termes d’impact digital en Suisse», se félicite Fabian Plüss de chez Kingfluencers.

Lire aussi: Didier Pittet insiste vraiment: «Ce n’est pas le virus qui circule mais les gens»

Au niveau mondial, l’influenceur le plus engagé en matière de prévention anti-coronavirus est âgé de 71 ans. Il s’agit de l’OMS, qui a tout de suite compris que pour capter l’attention des plus jeunes, il fallait multiplier les actions sur les réseaux comme Instagram (4,7 millions d’abonnés) et TikTok (1,3 million). L’opération la plus virale de l’agence onusienne? Le Safe Hands Challenge, (challenge des mains propres), qui consiste à se filmer en train de se laver les mains en respectant les 11 étapes préconisées par l’OMS, puis à poster la vidéo sur les réseaux sociaux. Lancée début mars, l’action a fédéré d’innombrables stars comme le footballeur brésilien Kaka, le pilote de F1 Romain Grosjean ou encore la pop star Selena Gomez. Le succès est colossal: en 48 heures, le hashtag #SafeHandsChallenge a été utilisé jusqu’à près d’un demi-milliard de fois sur TikTok. Facebook, Twitter et LinkedIn ne sont pas en reste, puisque l’OMS utilise également ces réseaux sociaux pour diffuser des déclarations officielles et des recherches auprès d’utilisateurs plus âgés.

Face à la pandémie, les influenceurs peuvent ainsi prendre le visage de la solidarité, loin de la valse des placements de produits. Quand il se réveillera du cauchemar du coronavirus, le monde découvrira peut-être qu’il existe derrière ce métier une noblesse qui ne dit pas son nom. En attendant, certains continuent de ramer.

Grâce au soutien de plus de 250 influenceurs suisses, cette action «pro bono» nous a permis d’atteindre plus d’un million de personnes en 24 heures.

Fabian Plüss, Kingfluencers

Trouver le bon ton

Voyages dans des destinations de rêve, maison de maître à la décoration de catalogue, vêtements de grands designers, soins cosmétiques de luxe: tels sont quelques-uns des attributs qui fondent le capital symbolique des influenceurs. Sauf qu’en temps de crise sanitaire et économique mondiale, les privilèges peuvent vite se retourner contre celles et ceux qui en bénéficient. Ce n'est pas Monica de La Villardière qui dira le contraire. Dans un article publié sur le site du Vogue anglais, cette journaliste, podcasteuse et influenceuse canadienne s'interroge longuement sur le bon ton à adopter à l'ère du coronavirus. Elle évoque notamment l'indignation digitale qu’a suscitée une photo d’elle posant méditativement dans les montagnes de Savoie, où cette Parisienne d'adoption se trouve depuis le début du confinement en France. «Dans la légende, je me demandais si cette réclusion pouvait être l’occasion de retrouver son zen intérieur. Pensée positive, me suis-je dit.»

Le message est mal perçu par certains followers, qui accusent Monica Ainley d’être une enfant gâtée doublée d’une vantarde. Consciente d'avoir commis une maladresse, la podcasteuse suivie par près de 100'000 personnes décide de retirer la publication. «Au même moment, des millions de Français se retrouvaient confinés dans leur petit appartement, sans échappatoire possible, pas même un balcon», reconnaît-elle dans l'article. Malgré cet incident, l'influenceuse a continué à poster des photos racontant son quotidien, entre nature, mode et cinéma. Ces publications n'ont suscité aucun commentaire négatif et jouissent d'un très fort taux d'engagement. «Les gens ont quand même envie de rêver. Il faut simplement réussir à trouver les bons mots pour parler de choses légères et ce n'est pas évident, car tout le monde ne se trouve pas dans la même situation que moi.»

De son côté, Sophie Fontanel (205 000 abonnées Instagram) préfère éviter de parler de mode en ce moment. «Quand le confinement a commencé en France, j’ai compris que je ne pouvais plus parler de ce sujet, cela devenait obscène. Je n'aimerais pas encourager les gens à acheter des vêtements en ligne alors qu’en France, les livreurs n’ont pas de masques et de gants pour se protéger.»

Exilée en Normandie pour veiller sur son frère, «un angoissé qui passe ses journées devant les infos», la romancière, journaliste et influenceuse parisienne a carrément renoncé à se prendre en photo devant son miroir, une mise en scène de ses looks dont raffolent ses fans. «Je n’ai pas envie de montrer mon corps en ce moment, cela reviendrait à me déconfiner», assure-t-elle.

Futile mais nécessaire

Mais alors, s’ils ne prescrivent plus de tendances ou ne jouent pas aux Robins des Bois 2.0, à quoi servent aujourd’hui les influenceurs? «Je crois que dans une situation pareille, mon rôle est d’apporter quelque chose au bien commun, analyse Sophie Fontanel. La façon dont je ressens les choses a un impact sur les personnes qui me suivent. J’essaie donc de parler de choses sensibles, qui émeuvent, sans pour autant tomber dans le pathos. J’ai écrit quelques fables par exemple, ou posté des vidéos qui font du bien au moral, comme des infirmières en train de danser. En fait, j’essaie d’apporter de la poésie, une forme de respiration.»

La légèreté comme bien social, un point de vue que partagent Tania Germond et Laureline Manuel. Ensemble, ces deux influenceuses lausannoises ont fondé «Sisters from another mother», un blog de mode, de beauté et d’art de vivre qu’elles alimentent avant tout par passion, ce qui ne les empêche pas d’accepter quelques collaborations en fonction de leurs coups de cœur. Et en cette période troublée, elles mettent un point d’honneur à parler de leurs boutiques préférées (en attendant leur réouverture) ou de leurs nouveaux rouges à lèvres.

«Ce que les gens attendent, c’est de l’authenticité, promet Tania Germond, avocate au bureau de transfert de technologie du Centre hospitalier universitaire vaudois et de l’Université de Lausanne. Notre approche, c’est de montrer que nous vivons tous la même chose et qu’il est possible et nécessaire de continuer à se faire plaisir et à prendre soin de soi.» A bon entendeur.