Cinéma
Et si les femmes étaient filmées comme des sujets plutôt que comme des objets de désir? Dans son nouveau livre, cette spécialiste du cinéma propose un regard alternatif et révolutionnaire, le «female gaze»

A l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, «Le Temps» propose un cycle d’articles pendant trois jours.
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«La honte!» Ces mots sont ceux de l’actrice Adèle Haenel, quittant la cérémonie des Césars à grandes enjambées vendredi dernier à l’annonce du sacre de Roman Polanski, nommé meilleur réalisateur pour son film J’accuse. Une scène qui a fait polémique, récoltant tour à tour blâmes virulents et soutiens fervents – dont celui d’une alliée, Iris Brey.
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Critique de films et de séries pour Les Inrocks et France Culture, universitaire spécialiste de la représentation du genre et des sexualités à l’écran, Iris Brey dénonce régulièrement la place accordée aux femmes dans le septième art, au sein des institutions mais aussi des images elles-mêmes.
Dans son livre paru le mois dernier, Le Regard féminin – Une Révolution à l’écran, elle décortique ce que Laura Mulvey qualifiait, en 1975 déjà, de «male gaze», cette manière très masculine de filmer l’expérience et le corps féminins. Et montre qu’il existe des alternatives… nécessaires.
Que retenez-vous de la 45e cérémonie des Césars?
Le fait que Polanski, l’homme, ait été récompensé est évidemment une violence: accusé de viols et d’agressions sexuelles par 12 femmes, toujours poursuivi par la justice américaine pour relations sexuelles illégales avec une mineure en 1977, ce César – pour un film qui évoque l’impact de certaines de ces accusations sur sa propre vie – signale qu’il reste protégé, que les agresseurs continuent à vivre en toute impunité. Cela ressemble fortement à une tentative de ramener au silence et d’humilier celles qui essaient de faire changer le système. Mais ce qu’on retiendra je pense, c’est surtout l’image d’Adèle Haenel quittant la salle en guerrière, et sa réponse: non, on ne se laissera pas terroriser. Il va falloir continuer à se battre pour que les mentalités changent en profondeur, et pour qu’on arrête de vouloir dominer le corps des femmes.
Votre livre s’inscrit-il dans cette lutte?
Depuis qu’Adèle Haenel a pris la parole, j’ai le sentiment que nous vivons un moment extrêmement porteur, excitant et mon livre accompagne ce mouvement global: celui de femmes qui essaient de réfléchir aux images et à la domination qu’elles véhiculent. De mon côté, je voulais rappeler que le regard auquel on s’est identifié jusqu’à présent n’était pas neutre – et qu’il existe une autre expérience cinématographique, le «female gaze». Je réinvestis ce terme pour lui donner une valeur positive car mettre un mot, c’est le début de tout.
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Comment le définissez-vous?
Pour moi, le «female gaze» signifie ressentir avec une héroïne. Au lieu de regarder le personnage féminin à distance, de prendre du plaisir à le voir comme un objet, on choisit de mettre son expérience au centre et de l’accompagner le temps d’un film ou d’une série. A l’écran, cela se traduit avant tout par des choix conscients de mise en scène. Car c’est la caméra qui définit où l’on se situe, quel point de vue on adopte.
Cela ne se limite donc pas à la présence d’une femme derrière la caméra…
Non, évidemment! Il s’agit d’un regard inclusif dont tout le monde peut s’emparer, qu’on soit homme ou femme, de couleur ou non… mais il faut que la personne ait envie d’interroger la norme, de montrer qu’être une femme au cinéma ne se limite pas à être belle, passive et désirable. Ces cinéastes se doivent non pas de censurer ce récit mythique mais montrer qu’il y en a d’autres à inventer. D’ailleurs, les hommes sont tout à fait capables de représenter les expériences féminines. Il y en a peu, mais il y en a!
Un exemple?
Ridley Scott dans Thelma et Louise: le réalisateur filme le corps de ses personnages féminins en mouvement, jamais passifs ni sexualisés, et met en scène la tentative de viol de leur point de vue.
A l’inverse, Abdellatif Kechiche et son «Mektoub My Love: Canto Uno» n’a pas vos faveurs.
Il faut voir une des héroïnes, Ophélie, filmée dans sa chambre en train de se coiffer: le plan ne cadre pas sur ses cheveux mais sur ses fesses. En signifiant que son geste n’a aucune valeur, le film réduit la capacité d’agir du personnage féminin et le renvoie à son statut d’objet de désir.
Comment le désir féminin, justement, a-t-il été porté à l’écran?
En fait, il ne l’a tout simplement pas été! Dans les films, on tombe facilement dans des archétypes, des gimmicks censés représenter la manière dont une femme jouit, du bruit que ça fait, la position de son corps – par exemple, une main qui s’accroche aux draps. On a de plus une vision hétéronormée des rapports sexuels, avec un acte qui se terminerait forcément par la jouissance de l’homme. Ce manque d’imagination est problématique. Alors que, lorsque Céline Sciamma filme un doigt se glissant sous une aisselle, elle invente une nouvelle grammaire visuelle…
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«Portrait de la jeune fille en feu» est un film révolutionnaire à vos yeux. Pourquoi?
Parce qu’il raconte l’amour et le désir sans domination. A partir du moment où la raison de la présence de Marianne est connue [peindre le portrait d’Héloïse pour l’envoyer à son futur époux], les deux personnages se trouvent sur un pied d’égalité et le désir peut alors éclore. On le retrouve dans la mise en scène, puisque leurs deux corps sont filmés ensemble dans un même plan. Autre exemple avec la série I Love Dick: l’héroïne, en couple depuis longtemps avec son mari, a besoin de penser à un autre homme pour renouveler son désir. Dans une scène de sexe, on voit son fantasme s’incarner, l’homme est là dans la pièce avec eux! Je trouve ça fort parce qu’on se retrouve dans sa tête à elle. Pour jouir, elle pousse son mari et termine seule avec sa main. C’est aussi quelque chose qu’on ne voit jamais: des femmes qui n’ont pas besoin de leur partenaire pour atteindre l’orgasme!
Les scènes de viol au cinéma, elles aussi, auraient été déformées par les caméras…
En effet. Nous sommes dans une culture noyée d’images de viols mais ceux-ci sont presque toujours représentés du point de vue masculin. C’est-à-dire davantage comme un acte érotique que comme une agression sexuelle. La Servante écarlate est un bon exemple de série qui, au contraire, a su faire éprouver la violence. Cela peut passer par la voix off du personnage principal, June, qui se dissocie de son corps pendant les agressions; des ralentis ou des accélérés pour montrer que la notion du temps est déformée par le viol; ou encore des mouvements de caméra à l’épaule pour signifier que le corps prend des coups.
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Le «female gaze» est-il une réaction de l’Hollywood post-#MeToo?
Evidemment, il est particulièrement important de nommer ce regard féminin aujourd’hui, mais les films générant du «female gaze» existent depuis le début du cinéma. En m’intéressant à ce sujet, je suis remontée de décennie en décennie jusqu’aux films d’Alice Guy, au début du XXe siècle: il est frappant de voir que, déjà à l’époque, ils racontent l’expérience d’être une femme en France de manière extrêmement politique et avec humour.
Si tout le monde connaît les frères Lumière, ce n’est pourtant pas le cas d’Alice Guy, à qui l’on doit tout de même le concept de fiction cinématographique! Parce que les expériences féminines ne sont pas valorisées dans notre société, ces films ont été invisibilisés, voire censurés, lorsqu’ils étaient produits par des cinéastes femmes.
Vous rappelez également que Jane Campion est la seule femme ayant remporté une Palme d’or, avec «La Leçon de piano» en 1993…
… ex aequo avec le cinéaste chinois Chen Kaig! Il n’y a qu’une seule femme qui ait obtenu l’Oscar du meilleur réalisateur, pareil pour le César de la meilleure réalisation. Quand va-t-on commencer à s’interroger? Les femmes qui créent ont toujours été effacées de nos histoires et il faut absolument les y réinscrire.
Nous-mêmes, spectateurs, devrions-nous nous remettre en question?
Bien sûr, il faut décoloniser notre imaginaire. C’est un processus long et violent car il remet en question la manière dont nous avons formé notre propre plaisir visuel. Mais prendre conscience d’avoir été formatés par certaines images, c’est aussi être pris par l’envie de s’en défaire et d’expérimenter autre chose.
Des films à voir ou revoir, pour former son regard?
L’œuvre de Chantal Akerman, cinéaste belge révolutionnaire mais trop souvent oubliée à mon goût, notamment son Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. On peut aussi commencer par des films plus populaires comme Wonder Woman… ou même Titanic! Je l’ai revu récemment et je pense qu’on est en plein dans le «female gaze»: le point de vue est celui de Rose – un flash-back nous raconte son vécu – et James Cameron la filme comme un sujet, même quand le personnage de DiCaprio la dessine. A mon avis, c’est une des raisons pour lesquelles ce film a été un tel succès!
«Le Regard féminin – Une Révolution à l’écran» (Editions de l’Olivier), 252 p.