Isabel Perrin-Mathez: «Le confinement sabote le processus de deuil»
Deuil
Les mesures de lutte contre le coronavirus affectent les personnes endeuillées partout en Suisse. La ligne d’écoute de l'Association Vivre son deuil est particulièrement sollicitée. Sa responsable répond à nos questions

Isabel Perrin-Mathez laisse son téléphone allumé, tous les jours. Cette habitante du val d’Illiez répond depuis une dizaine d’années à celles et ceux qui appellent la ligne d’écoute de l’Association Vivre son deuil Suisse (AVSDS), dont elle est coprésidente. Elle est particulièrement sollicitée en ce moment de crise sanitaire.
Le Temps: Comment se déroulent ces appels?
Isabel Perrin-Mathez: La mort est déjà difficile pour les êtres humains «en temps normal». Elle consiste à ne plus pouvoir aimer par nos sens: l’absent, on ne le voit plus, on ne l’entend plus, on ne le sent plus et on ne peut plus le toucher. La plupart des personnes appellent parce que leur chagrin est trop lourd à porter et qu’elles se sentent éperdument seules. Je leur demande si elles sont d’accord de se raconter. Les langues se délient. Sont repris les événements de la vie d’avant, du moment de cassure, l’impossibilité d’intégrer une mort brutale, la cérémonie ou l’absence de cérémonie, comment vivre avec ce grand vide… La mise en mots de cette douleur est un exutoire.
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Comment répondez-vous à leurs questions?
Les personnes endeuillées se questionnent sur ce qu’elles ont fait, mal fait, de ce qui aurait dû être fait, etc. C’est le fruit de la culpabilité, il fait partie du processus de deuil, il est la manifestation de notre impuissance dans ce malheur. Alors, j’essaie d’inviter la personne à s’accueillir avec bienveillance dans son impuissance.
Quelles sont les principales difficultés dont on vous fait part en ce moment?
Le coronavirus met le deuil, à sa manière, en confinement… Même la mort est mise dans l’attente d’être vécue librement. Il n’y a plus de bras pour en être serré alors qu’on en aurait bien besoin. Ce manque est exacerbé, car les contacts avec les personnes qui pourraient vous réconforter sont fortement réduits.
Ne pas pouvoir vivre une cérémonie habituelle, ni pouvoir être entouré, est comme un «sabotage» du processus de deuil.
Dans ce contexte particulier, de nouvelles émotions apparaissent-elles?
Dans le deuil, les émotions s’entrechoquent et, durant la crise du coronavirus, elles sont exacerbées. Il y a un sentiment d’injustice provoqué par les privations et les contraintes imposées. On ne peut plus rendre visite à des parents en EMS. Le personnel soignant fait tout ce qui est possible pour accompagner l’entourage lorsque les personnes vont mourir. Mais les visites étant réservées à la famille proche, certaines personnes ne peuvent pas se dire au revoir: d’où la faille, le sentiment d’inaccompli. On est privé de liberté dans un moment particulièrement douloureux.
Les cérémonies funéraires sont limitées au strict cercle de la famille proche. Comment cela affecte-t-il les personnes endeuillées?
Pour nous, l’enterrement est le grand rituel d’hommage. Ne pas pouvoir vivre une cérémonie habituelle, ni pouvoir être entouré, est comme un «sabotage» du processus de deuil. Actuellement, les enterrements sont réservés aux membres de la famille proche dans un nombre extrêmement restreint. Or certaines familles sont parfois sous tension: on a besoin des amis, et pas seulement de la famille.
Quelles solutions s’offrent dans ce genre de cas?
On me demande si j’ai des textes pour les cérémonies dans «l’après-coronavirus». Certains repoussent la cérémonie à plus tard. D’autres y renoncent carrément. Au quotidien, on peut poser un rituel, un acte symbolique, sinon le deuil est comme suspendu, en stand-by. Allumer une bougie, un bonjour à une photo, planter une graine pour la faire germer… Tout cela en attendant qu’on ait à nouveau la possibilité d’être entouré et d’être serré dans des bras aimants.
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Pensez-vous que la crise que nous traversons influencera notre manière d’appréhender le deuil?
Je le souhaite de tout mon cœur. La vie est un chemin d’apprivoisement de la mort. Prendre conscience de cette réalité et l’accueillir dans son quotidien rendent la vie plus intense et précieuse. Le présent est le seul moment que nous possédons vraiment.