Isabelle Ohnemus, de l’ordre dans le désordre du shopping mondial
Portrait
Genevoise établie à Zurich, elle a créé EyeFitU, une application qui permet de savoir quels vêtements nous conviendront en fonction de quelques données de base

Rien n’est linéaire ni anodin dans le parcours d’Isabelle Ohnemus, banquière devenue entrepreneuse de la fashion tech. Elle est née à Genève, mais elle n’a guère eu le temps d’en profiter. Alors qu’elle a trois mois, son père, officiant au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) puis au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), emmène toute la famille vivre au Congo. Ensuite, ce sera le Zaïre, l’Algérie – où la Suisso-Serbe (par sa mère) évoque ses premiers souvenirs –, et le Liban. Un séjour à New York, puis retour dans le nord de l’Afrique, en Tunisie.
Une constante dans tous ces lieux: le pays d’accueil doit compter un lycée français pour assurer un minimum de continuité. La famille s’installera ensuite au Pérou et au Guatemala, avant qu’Isabelle Ohnemus soit renvoyée à Genève pour faire ses études. Voir le monde c’est bien, mais pour l’université, la Suisse c’est mieux, estime son père. Elle étudie les sciences économiques et le marketing et comme, en toute logique, elle a appris le japonais au Pérou, elle est engagée par la société de courtage Nikko Securities à peine sortie de ses études.
Changement de cap vers la mode
Même les plus voyageurs finissent parfois par s’installer dans un lieu et ne plus le quitter. Un chasseur de têtes la convainc de franchir la Sarine pour rejoindre Credit Suisse à Zurich, ville qu’elle n’a plus quittée. «C’est international, c’est ouvert. Les gens sont plus prêts à prendre des risques entrepreneuriaux qu’à Genève. Ça me plaît énormément.» Depuis combien de temps? Isabelle Ohnemus se garde bien de donner des dates. «Sinon, vous allez deviner mon âge et, dans la tech, surtout pour une femme, ce n’est jamais une bonne chose», prévient-elle. Puis elle ajoute, «c’est même mieux de ne pas trop être une femme. Savez-vous que seulement 2% des fonds vont vers des start-up fondées par des femmes, alors que les rendements sont en moyenne meilleurs? C’est un scandale!» Elle s’échauffe un peu, puis reprend le cours de son récit avec le sourire.
Cette ancienne banquière a donc changé de cap. Mais pas tout de suite. D’abord, elle passe quelques années à Merrill Lynch Capital Markets, où son chef est une figure désormais bien connue de la place financière, Sergio Ermotti. «C’est quelqu’un de très ouvert, qui comprend vite, qui écoute. Je ne doutais pas qu’il ferait un tel parcours, il est très ambitieux», dit-elle de l’actuel patron d’UBS.
«Fashion shows» privés
«La banque, j’ai adoré, mais mon vrai hobby, c’est la mode. Et puis, avec trois enfants en bas âge (trois filles, et ensuite deux autres filles de son deuxième mari, toutes aujourd’hui entre 17 et 24 ans), cela devenait compliqué», poursuit-elle. A côté de son travail, elle organisait déjà des «petits fashion shows, où on faisait venir des designers qui n’étaient pas encore présents ici. On organisait des ventes, c’était l’époque des soirées Tupperware, mais aussi le début des ventes sur internet.» Qui dit ventes en ligne dit retours à l’expéditeur pour cause de tailles inadaptées. Elle commence par aider des femmes à choisir leurs vêtements en prenant leurs mesures, puis une idée commence à germer. Elle en parle avec le patron d’Ergon Informatik, ils «brainstorment» et mettent au point un prototype de mesure des tailles, qui deviendra l’application EyeFitU.
Elle se trouve un responsable technologique qui voit tout de suite le défi à surmonter, celui du «grand désordre du shopping mondial. Dans la mode, chaque marque a sa façon de calculer les tailles, les écarts, les formes. Sans compter les différences par pays, où les tailles peuvent être exprimées de façon complètement différentes», rappelle-t-elle.
Les retours peuvent atteindre 40% en fonction des marques et même 50% pour Zalando, ça me fait mal au cœur.
Désormais, l’application, lancée en 2015, compte plus de 250 marques et un demi-million d’utilisateurs et la technologie a été brevetée. Avec ses données, plus celles d’un modèle statistique de l’industrie automobile allemande, l’entreprise a pu créer un algorithme qui continue de progresser grâce au machine learning. Il suffit désormais d’entrer sa tranche d’âge, son poids et sa taille pour que le programme détermine les contours d’un corps avec une précision proche de 90%. L’utilisateur peut, s’il le souhaite, préciser les détails. L’application lui recommande ensuite la taille qui lui conviendra le mieux, mais aussi les types d’habits qui lui siéront. Depuis peu, il peut même visualiser le résultat.
Rentable en 2021
L’entreprise gagne de l’argent avec les commissions réalisées sur les ventes via l’application, mais elle n’est pas encore rentable. Isabelle Ohnemus compte y parvenir en 2021 et «à un niveau confortable», notamment grâce aux partenariats qui commencent à intéresser des géants comme Amazon Etats-Unis. Pour l’instant, ce sont des business angels qui ont permis de financer le développement de l’outil et les salaires des 15 employés, basés à Zurich ou à Minsk pour les développeurs.
Limiter les renvois de produits à l’expéditeur, c’est aussi réduire l’empreinte carbone de l'e-commerce, reprend l’entrepreneuse. «Les retours peuvent atteindre 40% en fonction des marques et même 50% pour Zalando, ça me fait mal au cœur», admet-elle, soulignant que son moteur de taille permet de faire tomber ce taux jusqu’à 10%. Ajouter le durable à l’utile, son ultime argument.
Dates clés
2012 Création de sa société.
2015 Lancement de l’application EyeFitU.
2015 Première levée de capitaux, une autre suit en 2018.
Nos portraits: pendant quelques mois, les portraits du «Temps» sont consacrés aux personnalités qui seront distinguées lors de l’édition 2019 du Forum des 100. Rendez-vous le 9 mai 2019.