Goût
Le couple ne jure que par la biodynamie. Leurs vignes sont traitées quatre à six fois par an au petit-lait, avec différentes tisanes, décoctions et huiles essentielles, «très peu de cuivre et très peu de soufre». Tour du propriétaire
Tout près du ciel, une vigne paradisiaque
Jacques et Marion Granges vivent depuis 40 ans sur un balcon de 6 ha au-dessus de Fully. Rencontre à l’ombre d’un tilleul avec des pionniers de la biodynamie
«J’espère que vous n’avez pas le vertige!» Au téléphone, Marion Granges m’avait prévenu. Pour monter au domaine de Beudon, exploitation viticole de 6 ha perchée au-dessus de Fully, il faut arpenter un chemin escarpé pendant près d’une heure, avec dans certains passages délicats des câbles métalliques qui permettent de s’arrimer à la falaise. Ou alors monter en téléphérique – une cabine de bois qui enjambe le piton rocheux en six minutes chrono. Sous le soleil d’avril, un petit vent avenant invitait à la promenade. J’ai décidé de prendre le chemin des chèvres.
Après avoir traversé un torrent et avalé un dernier raidillon dans une forêt vibrante, voilà enfin le plateau de Beudon. Situé entre 740 et 890 mètres d’altitude, il constitue le socle verdoyant de la pyramide du Grand Chavalard. Tout autour, des vignes enherbées, souvent en forte pente. Plus haut, juste à côté de l’arrivé du téléphérique, la maison des Granges. Un dernier coup de jarret et on y est, le front en sueur. Marion et Jacques Granges m’accueillent en souriant. «C’est une belle balade, n’est-ce pas, s’enquiert la maîtresse des lieux. Au printemps, quand la nature reprend ses droits, c’est magnifique.»
De nature, il en sera souvent question pendant les quelques heures passées avec les Granges. Avec son éternel béret qui lui donne des airs de Michel Simon, la barbe en plus, Jacques se décrit comme «un écologiste de naissance». Fils d’un viticulteur-pépiniériste de Châtaignier, un hameau de Fully, il a toujours su qu’il travaillerait la terre. Diplômé en agronomie de l’Ecole polytechnique de Zurich, il a entamé un doctorat sur la lutte biologique contre les insectes. Un travail interrompu par son installation à Beudon, en 1971.
Debout face à la vallée du Rhône, Jacques Granges se souvient avec émotion de son arrivée au domaine «J’ai beaucoup de chance dans la vie, souligne-t-il. Lors de la mort de son ancien propriétaire, le domaine a failli être transformé en centre touristique. Le projet a échoué. Je me suis endetté pour le racheter et m’y installer. Tout le monde me disait que j’étais fou, que je n’y arriverais pas.»
Le nouveau propriétaire est très vite rejoint par Marion, montée à Beudon un soir de fête avec son grand frère, un ami de Jacques. «Quelques semaines plus tôt, ma tante m’avait dit: «Dans un endroit pareil avec cette barbe, tu ne trouveras jamais de femme», rigole-t-il. Quand je vous dis que j’ai de la chance!»
Jacques m’invite à faire un tour du domaine pendant que Marion prépare de quoi manger. L’occasion de visiter la microcentrale électrique, installée par l’ancien propriétaire et entièrement rénovée dans les années 1980. Ou encore le réseau d’irrigation, avec de l’eau qui provient du torrent tout proche et qui alimente la maison et les cultures. «On a régulièrement des problèmes de sécheresse, souligne le vigneron. Les vignes enherbées absorbent de l’eau. On est exposé plein sud. C’est toujours ventilé. Il y a une évaporation énorme.»
Car à Beudon, le vent souffle plus qu’ailleurs. Une spécificité qui s’explique par une topographie particulière. Le petit plateau est accroché à un promontoire qui empiète sur la vallée du Rhône. Vu de Martigny, il forme comme une petite bedaine – ou bidon – qui a donné son nom au lieu-dit.
A un jet de pierre de la maison des Granges, Marion cultive des plantes aromatiques et médicinales. Comme pour le potager, tout est bio. Une évidence pour une femme nourrie aux mamelles de la biodynamie. Elle a fait son apprentissage d’horticulture à la Gartenbauschule de Hünibach, près de Thoune, qui forme les jardinières et jardiniers en biodynamie depuis 1934. Ses grands-parents étaient amis avec Rudolf Steiner, le père de la méthode culturale. Horticulteur de formation, son père a commencé à travailler selon ses principes dès 1936.
Jacques Granges est lui aussi un pionnier. La totalité du domaine de Beudon est cultivée en biodynamie depuis 1992. Grâce à l’équilibre apporté par les plantes qui poussent entre les rangs, certains traitements pour lutter contre les parasites sont devenus inutiles. Les vignes sont traitées quatre à six fois par an au petit-lait, avec différentes tisanes, décoctions et huiles essentielles, «très peu de cuivre et très peu de soufre».
Les vins sont vinifiés en plaine par Pierre-Antoine Crettenand selon un cahier des charges très précis. Les vinifications sont effectuées en cuve inox avec un élevage sur lies pendant une année. Ils ne sont ni chaptalisés ni filtrés. Depuis 2003, l’œnologue utilise uniquement les levures indigènes du raisin pour la fermentation alcoolique. «Cela nous a permis de faire un pas de plus vers le terroir», souligne Jacques.
Le tour du propriétaire terminé, il est l’heure de passer à table sous un grand tilleul. Au menu, fromages, pain de seigle maison, riz et orties de Beudon. Le repas est accompagné par une dizaine de crus du domaine, dont plusieurs grandes réussites, comme la petite arvine 2012, le riesling-sylvaner 2004 ou encore la dôle 2010, véritable panier de fruits. Des vins denses et sapides qui ont eu les honneurs de la revue spécialisée LeRouge&leBlanc, qui a consacré un grand article aux Granges au printemps 2013. De quoi susciter un intérêt dans toute la francophonie pour un domaine qui exporte déjà 30% de sa production.
Plusieurs vins du domaine de Beudon sont hors norme, comme la Cuvée antique, un fendant vinifié comme un rouge avec une oxydation ménagée. A l’aveugle, un ovni. De quoi désarçonner la très conservatrice commission de dégustation des AOC, qui a un temps menacé de retirer le label au domaine. L’anecdote amuse Jacques: «Les choses ont fini par s’arranger.»
A 68 ans, Jacques Granges a dépassé l’âge officiel de la retraite. Au début de l’année, il a été contraint de respecter un repos forcé de trois semaines en raison d’une méchante sciatique. De quoi raviver dans la vallée la rumeur d’une mise en vente du domaine. «Nous avons eu deux ou trois demandes d’achat spontanées durant l’hiver sans avoir jamais dit ou fait entendre que nous voulions vendre quoi que ce soit, s’étonne Marion. Nous avons encore plein de projets et d’idées pour le futur pour continuer et améliorer ce qui existe déjà.»
Le couple précise que leurs trois filles sont présentes «à distance». Et que la troisième génération se profile, avec déjà quatre petits-enfants. «L’un d’eux est déjà comme un fin vigneron, sourit la grand-mère. Il renifle le bouchon pour sentir si le vin est bon.» Une seule certitude: les lieux resteront interdits à la chimie, «quoi qu’il arrive». Par amour de la nature.
A Beudon, des nuages élevés ont masqué le soleil. Le vent s’est rafraîchi, accélérant l’heure du départ pour rejoindre la vallée. Par la voie aérienne, cette fois, pour varier les plaisirs. Embarqué dans le fragile téléphérique qui filait entre les rochers, j’ai eu le sentiment étrange de redescendre sur terre. Comme si j’avais passé la journée au paradis.
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Une seule certitude: les lieux resteront interdits à la chimie, «quoi qu’il arrive». Par amour de la nature