Avec 800 millions d’utilisateurs qui partagent chaque jour 100 millions de photos et 4 milliards de mentions «J’aime», Instagram est devenu un rêve infini de photographies de voyage et de plats de cuisiniers étoilés. Plus soigné et plus clair que Facebook, qui permet surtout de partager des liens vers des articles ou du contenu produit par d’autres utilisateurs, Instagram est aussi plus intime. Rien de surprenant à ce que les photos de corps, d’athlètes, de mannequins ou de tatoués, y prennent une place importante.

Lire aussi: Maxime Büchi, le tatoueur suisse dans son écosystème londonien

Les tatoueurs forment sur le réseau social une communauté à part entière, trouvant une plateforme idéale pour mettre en évidence leur style, pour séduire de nouveaux clients et pour communiquer entre eux. Le succès est tel que certains, à l’image de Maxime Büchi et son profil TTTism, répertorient les plus belles créations, créant une sorte de groupe d’influence, offrant son expertise et partageant sa visibilité. «Sur ce profil particulier, on n’a pas des millions de followers, explique le tatoueur, fondateur du studio Sang Bleu à Londres. Mais en parlant des tatoueurs, on touche à tout un réseau secondaire de professionnels, ultra-actifs à tous les niveaux.»

Cette efficacité, Jack Watts, 29 ans, qui travaille chez Sang Bleu, en est convaincu: «C’est un moyen irremplaçable de rencontrer des artistes qui m’inspirent mais qui vivent parfois à des milliers de kilomètres. Avant l’explosion d’Instagram, j’écrivais des lettres et j’envoyais des dessins imprimés. Ce que je continue d’ailleurs à faire. Mais c’est clair que l’instantanéité du réseau nous rapproche et rend les gens plus accessibles.»

Influence sur le style

Tomber amoureux des dessins d’un tatoueur et découvrir qu’il travaille à Hawaii peut se révéler un peu frustrant. Le réseau social prend alors son rôle de facilitateur: «Je suis très actif dans les conventions, pour lesquelles les tatoueurs ont toujours eu pour habitude de voyager. Mais avec Instagram, on peut entrer en contact avec un mec n’importe où et l’inviter à travailler quelques jours dans son studio, c’est fou!»

Un enthousiasme partagé par son collègue Dan Felton. S’il estime qu’il suit un millier de tatoueurs sur Instagram, il insiste sur le fait qu’une centaine d’entre eux sont devenus des amis. «C''est réellement une communauté. Avant il fallait espérer qu’ils auraient un peu de temps à te consacrer pour te parler dans une convention.» Le fait de suivre autant d’autres tatoueurs a-t-il une influence sur son style? «Oui, c’est sûr, on note des trucs sur la manière de travailler, des palettes de couleurs.» Mais le partage de compétences a ses limites. «On ne donne pas beaucoup de conseils, c’est un milieu assez fermé, où il faut tout de même savoir se protéger…»

Tout est publicité aujourd’hui. L’attention des internautes est très mouvante. Il faut tout faire pour l’accrocher.

Ruby Quilter, tatoueuse 

Ruby Quilter, 26 ans, tatoue depuis qu’elle a 20 ans. Pour cette Londonienne aussi, le fait de passer des heures sur Instagram a influencé son style: «Je regarde énormément de photos de tatouages. Je pense que ça induit une compétition en même temps qu’une émulation et force les gens à se distinguer.» Contrairement à la plupart des comptes de tatoueurs, la jeune femme continue à se mettre en scène, non seulement dans les stories mais également sur ses photos. «A mon avis, c’est important de montrer un peu sa personnalité. Je pense que ça rassure les clients, que ça peut les aider à imaginer comment se déroulera la séance.»

Accrocher le client

Maître d’enseignement et de recherche en sciences de la communication à l’Université de Fribourg, Bruno Asdourian observe que si Ruby postait au départ seulement des parties de son corps tatouées, elle se montre désormais en entier, de manière à inspirer confiance, un aspect important de la relation entre le tatoueur et son futur modèle. Et une stratégie qui peut aussi se révéler efficace au niveau commercial. «La démarche de se mettre en scène et de montrer son studio permet de mieux cerner son style de vie. Du coup, les clients peuvent s’identifier à elle.» La tatoueuse abonde dans son sens. «Tout est publicité aujourd’hui. L’attention des internautes est très mouvante. Il faut tout faire pour l’accrocher.»

Dan Felton rappelle qu’avant l’avènement des réseaux sociaux les gens qui allaient dans un studio de tatouage y découvraient les dessins souvent pour la première fois. «Il y avait encore une stigmatisation du tatouage. Une bonne partie du travail consistait à rassurer les clients. Aujourd’hui, la majorité d’entre eux sont familiers avec ce que je fais, ils savent exactement ce qu’ils veulent. Je dois leur expliquer ce qu’il est possible de faire ou pas. Ce qui peut se compliquer avec ceux qui ont l’impression d’être des experts parce qu’ils passent beaucoup de temps sur Insta!»

En revanche, le réseau offre un avantage immense pour la clientèle étrangère. Plus besoin forcément de prendre un billet d’avion pour San Francisco pour bénéficier des talents d’un artiste en particulier, ceux-ci ayant gagné en mobilité. «Au bout d’un moment, tu peux avoir épuisé le potentiel dans la région où tu travailles, poursuit Jack Watts. Avec Instagram se forme une communauté internationale de gens qui aiment ton style. Et quand tu vas bosser ailleurs, tu remplis ton agenda rapidement.»

Soigner son image

Ce qui veut dire aussi que pour soigner son image, la mise en scène des photos peut prendre du temps. «Personnellement, j’utilise un bon appareil. J’édite ensuite mes photos pour corriger les couleurs, explique Ruby Quilter. C’est important, parce que les noirs ont l’air violets ou roses à cause du sang qui affleure juste après la séance. Il faut que le tatouage ressemble le plus possible à ce qu’il va donner en vrai. Et puis je fais aussi quelques stories en vidéo, que je poste en fin de journée ici à Londres, de manière à toucher le plus possible de clients américains.»

«Il y a effectivement un détournement de la fonction de base d’Instagram, confirme Mélissa Baudrillart, assistante au MediaLab de l’Université de Genève. On voit aujourd’hui que cette plateforme, comme Facebook, prend un virage commercial, offrant désormais la possibilité d’afficher des liens cliquables. Depuis peu de temps, des blogueuses peuvent ainsi taguer les objets qu’elles portent. Ce qui permet aux personnes que cela intéresse d’accéder directement sur les sites des marques. Pour les services, comme dans le cas des studios de tatouage, c’est encore plus simple…»

Stephane Devidal officie à Lausanne au 242 et à Sang Bleu Zurich. Lui prend cet aspect de son travail avec décontraction. «Ma seule communication passe par Insta, d’où viennent tous mes clients. Depuis quelques mois, j’ai remarqué que mon compte fonctionne moins bien, apparemment à cause du nouvel algorithme mis en place depuis le rachat de la plateforme par Facebook. Pour l’instant, ça roule, mais j’hésite à payer une publicité pour améliorer ma visibilité.»

Cet ancien étudiant des Beaux-Arts souligne que si le réseau permet de se trouver une famille d’artistes, «il peut aussi plomber le moral. On peut avoir l’impression d’avoir fait du mauvais travail si on ne récolte pas des centaines de likes. Et puis il faut savoir quitter son écran. L’inspiration vient de partout. Instragram, c’est très bien. Ce n’est pas pour ça qu’il faut arrêter de se plonger dans les livres et de visiter les musées!»