Occident et islam
Emprisonné cinq ans pour avoir enlevé ses deux filles, accusé de les avoir fait exciser, David Imhof se bat pour être réhabilité. Un combat qui pose la question de la compatibilité entre Occident et tradition islamique

«Aujourd’hui, nous sommes heureuses.» Au bar d’un hôtel genevois, Imane et sa sœur cadette Sandra* rient en se tenant la main. En face d’elles, leur père, David Imhof, Franco-Suisse converti à l’islam, les regarde avec bienveillance. L’image d’un bonheur paisible qui aurait parue totalement surréaliste il y a dix ans.
L’histoire de la famille Imhof illustre de manière dramatique le choc de civilisation qui peut exister entre islam et Occident. Mariés en Malaisie avec l’intention déclarée de fonder une famille selon les normes civiles musulmanes, David Imhof et sa femme, Aishah, n’ont pas poursuivi longtemps ce projet commun. A peine installés en Suisse, en 1993, Aishah, Malaisienne d’origine chinoise, demande le divorce. Le père ne supporte pas l’apostasie de son ex-femme, qui a obtenu la garde des filles. «Je ne pouvais pas admettre de perdre l’autorité parentale concernant l’éducation religieuse de mes enfants. Cela fait partie du droit musulman appliqué dans au moins 40 pays.»
Une nuit de septembre, il fait brutalement irruption dans le foyer genevois où se sont réfugiées sa femme et ses filles, alors âgées de 1 et 2 ans. Après avoir neutralisé Aishah avec un spray au poivre, il emmène ses filles. Le lendemain, il prend un vol pour la Malaisie et l’Etat islamique du Kelantan. Le referait-il aujourd’hui? «Non, je tenterais de défendre mes droits devant la justice. A l’époque, j’avais 19 ans. J’étais ignorant.»
Les deux sœurs passent dix ans en Malaisie. D’abord avec leur père, puis durant cinq ans dans un pensionnat coranique. En 1996 en effet, David est arrêté lors d’un voyage en Suisse initié pour régulariser sa situation et, dit-il, «négocier avec la justice». Il est condamné à 5 ans de prison pour l’enlèvement et la séquestration de ses filles. Une peine qu’il a purgée dans son intégralité.
En 2003, après d’interminables recherches, Aishah finit par retrouver la trace de ses filles avec l’aide du Mouvement suisse contre les enlèvements d’enfants. En septembre, profitant de l’absence de David, elle ramène Imane et Sandra en Suisse. Le Temps avait rencontré la petite famille dans son appartement du littoral neuchâtelois. Aishah, sur le qui-vive, craignait des représailles paternelles: «Parler à la presse constitue un parapluie de sécurité», estimait-elle (LT du 04.10.2003).
Aujourd’hui, Imane et Sandra n’ont plus de contact avec leur mère. Elles se sont brouillées sans pouvoir renouer le dialogue. Sandra a quitté la maison à 14 ans. «Cela n’allait plus avec ma mère, raconte-t-elle. J’ai été placée dans un foyer. C’est là que j’ai décidé de reprendre contact avec mon père. J’avais besoin de lui.» Imane a attendu sa maturité pour faire le pas. Toutes deux relèvent «les grandes souffrances» traversées par leur mère. Avec, toujours, «l’obsession de tout contrôler».
Complices, les deux sœurs ont pris des chemins «radicalement différents», comme elles le soulignent en cœur. Imane s’est mariée en 2011. Enceinte depuis peu, elle réside en Malaisie avec son mari, un musulman pratiquant. Discrète, réservée, elle porte le voile et respecte à la lettre les préceptes de la religion musulmane. Sandra a rompu avec l’islam. Volubile, extravertie, elle étudie à Genève, s’habille à l’occidentale et «profite de la vie». Elle a demandé à apparaître sous un pseudonyme afin de ne pas prétériter son avenir professionnel. «Un passé pareil, ça peut faire peur à un employeur.»
Un souci amplifié par l’activisme de son père, connu comme le loup blanc dans le monde judiciaire genevois. Quelques mois après le retour des filles en Suisse, il est poursuivi pour lésions corporelles graves pour l’excision de ses filles. «En février 2004, mon ex-femme les a emmenées aux HUG pour un contrôle gynécologique. Les médecins ont diagnostiqué une double clitoridectomie. Je tombais des nues: je suis opposé à toute forme d’excision. Dans ma conception des choses, cela n’a rien à faire avec la religion musulmane.»
Après trois semaines de détention provisoire, David Imhof s’envole pour la Malaisie «pour déposer plainte contre les auteurs des lésions». Sur place, on lui affirme qu’il n’y a pas eu d’ablation du clitoris, comme le précise l’expertise des HUG, mais «une circoncision symbolique féminine». En clair? «Il s’agit d’une légère piqûre sur le capuchon du clitoris, détaille le père. Le seul effet physique est de faire perler une goutte de sang. C’est une pratique répandue en Malaisie.»
Imane et Sandra se souviennent de l’intervention subie lorsqu’elles avaient 7 et 8 ans. Elles ont eu peur, «un peu mal aussi». Mais réfutent avoir été mutilées. «Je peux confirmer qu’il n’y a rien eu de tel, souligne la cadette avec aplomb. J’ai une vie de femme, tout va très bien de ce côté-là.» Elle se marre sous le regard sévère de son père, qui aimerait que sa fille affiche plus de pudeur. «La première fois que je l’ai revue, en 2007, elle était très déshabillée, se souvient-il. J’ai fait le poing dans ma poche. La religion est très importante dans ma vie. Mais ma priorité a toujours été d’être père.»
Le cas de la double excision supposée des sœurs Imhof n’a toujours pas été tranché par la justice genevoise. La procédure a été rallongée par d’innombrables expertises et contre-expertises contradictoires. Une décision pourrait tomber cette année. «Le Ministère public attend que les différents recours de procédure soient tranchés pour prendre une décision», précise laconiquement le premier procureur Stéphane Grodecki, en charge du dossier.
L’avocat de David Imhof, Pierre Bayenet, est persuadé que l’affaire sera classée. «Au début, on parlait de pratiques barbares. Tout s’est dégonflé, il ne reste plus que des expertises contradictoires. S’il y a des lésions corporelles, elles sont légères. Il est impossible de prononcer une condamnation avec cela. En outre, aucun élément ne montre que mon client était d’accord avec ce qui s’est passé en Malaisie.»
David Imhof ne se satisferait ni d’un classement ni d’un dédommagement. Il veut être blanchi des accusations qui ont sali son nom et sa religion. «L’expertises des HUG est tombée juste après que je demande un droit de visite pour mes filles. Mon ex-femme ne pouvait pas supporter que j’aie un contact avec elles. Les médecins ont pensé protéger les enfants contre un père perçu comme barbare. Il y a eu des articles dans les journaux. Cela a entraîné un tsunami émotionnel et islamophobe dans l’opinion. Avec un sujet comme l’excision, il n’y a plus de discours raisonnable et objectif. Pareil avec la récente polémique sur la circoncision masculine.»
Une réhabilitation permettrait à David de montrer «qu’il est possible d’être musulman pratiquant et de respecter l’ordre juridique suisse». Un objectif qui le pousse à multiplier les démarches juridiques et médiatiques. Au point de parfois fatiguer son entourage. «Plus qu’une affaire personnelle, c’est une affaire religieuse, estime Sandra. Au fond je le comprends, mais ce n’est pas toujours facile à vivre.»
Sans cesse confrontées à ce passé douloureux, Imane et Sandra veulent se projeter dans l’avenir. La première, qui a renoué avec la religion musulmane après avoir retrouvé son père, veut faire sa vie en Malaisie. «Quand je suis partie de la maison, ma mère craignait que je redevienne musulmane, que je me marie et que j’aie un enfant très tôt. C’est exactement ce qui s’est passé, s’amuse-t-elle en se caressant le ventre. C’est la vie que je souhaite. J’ai besoin de stabilité. Je ne me vois pas courir les discothèques, comme le fait ma sœur.»
Sandra, de son côté, assure qu’elle est contente pour son aînée: «Elle est toujours restée attachée à la religion. C’est son choix. Au début, j’ai eu peur pour elle. Mais son mari est gentil, elle est heureuse. C’est le plus important. Tant mieux si la religion lui apporte la paix et le bonheur. De mon côté, c’est exclu. J’ai envie de travailler, de décider moi-même pour ma vie. Petite, j’ai vécu dans un pensionnat. Je faisais cinq prières par jour. Personne ne s’occupait de moi. Je me suis jurée que jamais mes futurs enfants ne vivraient cela.»
Cette distance par rapport à l’islam a entraîné quelques tensions entre Sandra et son père. «Au départ ça n’a pas été simple, reconnaît-elle. Mais il n’a pas le choix. Quand je le vois, je fais des efforts, je m’habille en conséquence. Il est très ouvert d’esprit. Il m’accepte comme je suis. J’aimerais bien avoir un mari comme lui un jour. Mais sans la religion.»
*Prénom fictif
«La religion [musulmane] est très importante dans ma vie. Mais ma priorité a toujours été d’être père»