Jambon d’exception, le pata negra dévoile ses secrets
Goût
Tomas et Eleuterio Alcala produisent à Vaucarmus, dans le canton de Neuchâtel, un jambon issus de porcs blancs et de porcs laineux hirondelles. Salaison au grenier, affinage à la cave: ils invitent à découvrir leur art

L’exquise fabrique du pata negra
Les frères Alcala produisent un jambon d’exception dans leur repaire de Vaumarcus. Ils invitent à découvrir la métamorphose du porc laineux. On les suit, du grenier de séchage à la cave d’affinage
En grimpant l’escalier de bois, on perçoit déjà leur odeur de fruits secs et de sous-bois. Suspendus à des cordes amarrées à des poutrelles, les jambons occupent tout l’espace du grenier. Ils sont un peu plus de 600, issus de porcs blancs et de porcs laineux hirondelles, une race rustique cousine des célèbres ibérico espagnols, aussi appelés pata negra (pattes noires). C’est le résultat d’une année de travail de Tomas et Eleuterio Alcala, artisans installés à Vaumarcus (NE). Ce dimanche matin-là, une chaîne humaine composée d’amis fidèles s’apprête à descendre les pièces une par une dans la cave de la bâtisse du XVIIIe siècle pour un affinage de 12 à 36 mois, parfois plus.
Cette «désalpe», comme l’appellent les deux frères avec enthousiasme, marque la fin de la belle saison. Le printemps et l’été ont permis aux jambons fraîchement salés de sécher sous le toit, où la température monte parfois à plus de 30 degrés. «Durant cette période, chaque pièce perd environ 40% de son poids initial, précise Eleuterio, le cadet. L’affinage dans la fraîcheur et l’humidité de la cave permet le développement de microflore sur les jambons. Cela favorise l’épanouissement des saveurs, exactement comme pour le fromage.»
Avant de lancer la transhumance des jambons, sur le coup de 9h15, Tomas et Eleuterio racontent les origines d’une production unique en Suisse née par atavisme familial. Immigré espagnol, leur père a toujours produit du jambon cru à base de porc blanc pour la famille et les amis. Une obligation: à son arrivée dans le canton de Neuchâtel, dans les années 1960, il était impossible d’en trouver dans le commerce. «Cela a toujours fait partie de notre régime alimentaire, note Tomas. Quand mes parents sont repartis vivre en Espagne, en 1995, nous avons décidé de maintenir la tradition.»
Pendant plusieurs années, les deux frères ont produit une dizaine de jambons par année «pour le plaisir». Au début des années 2000, ils découvrent qu’il existe en Suisse un cousin de l’ibérico, le porc laineux hirondelle. Dans l’impossibilité d’acheter dix cochons noirs au ventre blanc – l’espèce est menacée de disparition –, ils décident en 2006 de mettre en place un élevage en collaboration avec Eric Amstutz, un agriculteur retraité.
«Le porc laineux a une croissance très lente, détaille Eleuterio. Il lui faut 18 mois pour atteindre 80 kilos alors qu’un porc blanc dépasse les 100 kilos en 5 mois. Sur le plan qualitatif, il n’y a pas photo. Avec sa viande persillée et ses graisses non saturées, le laineux est beaucoup plus savoureux.» Cette différence de rendement explique le choix résolu des éleveurs pour le porc blanc, qui compte 1,4 million de têtes en Suisse, contre un peu plus de 1000 pour le porc noir.
Après 2 heures trente de travail, les jambons dûment numérotés ont tous rejoint la cave d’affinage. Fourbus, les porteurs d’un jour enlèvent leurs gants et leurs tabliers en plastique de protection. Après un «hip-hip-hip-hourra» de circonstance, le rez-de-chaussée de la maison se transforme en salle de réception conviviale. Deux cuisiniers de la région, Jean-François Wenger et Sylvain Paratte, ont préparé de délicates bouchées qui rappellent que tout est bon dans le cochon.
Pour cela, encore faut-il que la matière première soit irréprochable. Une obsession pour Eleuterio et Tomas: «Tous nos porcs sont sélectionnés avec soin, qu’ils soient blancs ou noirs», soulignent-ils en chœur en dégustant un espuma de chorizo. Au fil des années, les deux frères ont adapté l’alimentation de leur cheptel. Ils le nourrissent avec 70% de céréales et 30% de légumes de saison. Mais pas de glands, base de l’alimentation des fameux ibérico de bellota. «Il y a bien sûr aussi des chênes en Suisse, mais il est interdit de laisser des cochons pâturer en liberté», précise Tomas.
Depuis 2012, les deux frères se consacrent à 100% à leur petite entreprise, Jural SA, installée à Vaumarcus depuis 2009. Avant cela, ils travaillaient tous les deux dans des sociétés multinationales, avec de nombreux séjours à l’étranger à la clé. Leur goût pour le voyage ne s’est pas tari. Ils se rendent régulièrement en Espagne, où ils ont appris les subtilités de la découpe du jambon au couteau – tout un art. Sur place, ils ont développé une filière de sangliers. Après de premiers essais concluants en Suisse, ils ont trouvé un fournisseur dans la Sierra Morena, au nord de l’Andalousie. Ils en tirent un jambon goûteux et concentré, plus maigre que celui du cochon.
C’est un scoop, Eleuterio et Tomas ont lancé une filière d’ibérico de bellota. Un rêve pour les deux frères, l’incarnation d’un retour aux sources. «Des amis possèdent une propriété au Portugal où ils produisent du chêne-liège, raconte Eleuterio. Fin 2012, on a fait des essais avec 15 bêtes, des porcs alentejano, similaires à l’ibérico. On vient de les descendre à la cave. Aujourd’hui, on en a 30 qui pâturent sous les chênes. Ils seront abattus en janvier prochain puis rapatriés dans notre grenier.»
Distribués dans des épiceries fines et à la carte de plusieurs belles tables neuchâteloises, les jambons Alcala ont leur style propre: moelleux, fondants et moins salés que leurs cousins espagnols. Ils sont vendus entre 100 et 300 francs le kilo, selon la filière et le millésime. «Chacun offre une palette de saveurs différentes, un peu comme un vigneron qui cultive plusieurs cépages», image Eleuterio.
Les deux frères ne dépasseront pas 1000 pièces par an, soit le maximum que le grenier de séchage peut contenir. Histoire aussi de conserver une production artisanale avec une sélection stricte de la matière première. «C’est la condition sine qua non pour produire des jambons d’exception, souligne Tomas. C’est ce qui nous fait avancer.»
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Les deux frères ne dépasseront pas 1000 pièces par an