Sélections et Prix en festivals, nombreuses offres de formations, soutien étatique et adoubement par le Conseil fédéral dans un rapport à l’attention du parlement… Depuis dix ans, le nombre d’entreprises actives dans le domaine du jeu vidéo en Suisse est passé de 5 à 120, certaines réussissant à faire carton plein sur le plan international. C’est le cas de la simulation agricole Farming Simulator développée par les Zurichois de Giants Software, désormais ambassadeurs de cette culture vidéoludique helvétique qui s’exporte. De quoi constituer une véritable scène de création numérique. Mais existe-t-il pour autant une particularité «Swiss made» dans ces œuvres qui se démarquent parfois par leur bizarrerie?

Une première piste est à suivre du côté de la formation. «Il y a en Suisse des jeux qui explorent de nouvelles mécaniques et de nouveaux thèmes, explique Sylvain Gardel, responsable du point fort culture et économie chez Pro Helvetia. Ces jeux sont souvent issus des hautes écoles. Là-bas, les étudiants sont invités à explorer ce médium. Ils ne sont pas tout de suite exposés au marché, mais disposent d’un espace libre pour expérimenter. Poussés par les professeurs, ils cassent les codes des jeux vidéo.» La filière en Game Design de la Haute Ecole d’art de Zurich (ZHdK) s’est ainsi forgé une solide réputation dans le domaine.

Marquer sa différence

De la même manière, la Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD) est reconnue pour sa formation en matière de création de jeux vidéo avec son master en Media Design. En 2017, pendant la foire du meuble de Milan, elle présentait son Salone Ludico. Parmi la douzaine de travaux exposés, le visiteur pouvait découvrir l’imposante installation Penultimo, réinterprétation en verre, en métal et avec des tablettes du pianocktail de Boris Vian. Ou encore Ximoan qui proposait à un joueur couché sur un hamac en bois et équipé d’un casque de réalité virtuelle de vivre une expérience post mortem. Assis à ses côtés, un deuxième joueur l’accompagnait dans sa montée vers l’au-delà, en jouant d’un instrument à percussion.

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Pour autant, la voie artistique n’est pas l’unique moyen d’accéder à la création de jeux vidéo. La majorité des développeurs helvétiques viennent ainsi d’autres filières. «Quand les acteurs de la scène suisse romande ont commencé à se rencontrer, tout le monde arrivait avec un bagage différent», explique Wuthrer, auteur du jeu Don’t Kill Her (à paraître), premier Prix Espoir du festival Stunfest de Rennes en 2016. «Aucun n’avait de profil institutionnel car il n’y avait pas de formations comme aujourd’hui. L’ambiance était bienveillante. On s’encourageait. Personne ne disait «ça, ça ne fonctionne pas» à propos du jeu de quelqu’un d’autre», continue le développeur qui coorganise l’Epic Game Jam, un événement dont le but est de créer un jeu vidéo en un week-end, et coanime La tartine mécanique, un podcast qui suit l’actualité du game design en Suisse. Histoire pour le Fribourgeois de poursuivre son observation de cette scène foisonnante.

Et de répondre à cette question: les jeux vidéo suisses seraient-ils plus barrés qu’ailleurs? «Cette caractéristique n’est pas propre à notre pays. Mais il est vrai que si certains apparaissent effectivement très décalés, c’est peut-être dû au fait que, chez nous, la création numérique manque de moyens. Ce qui motive tout le monde à tirer son épingle du jeu.»

La revanche du romanche

Car si grâce aux ventes de jeux en ligne, l’audience est désormais globale, la concurrence l’est aussi. Dans ce contexte, Wuthrer a construit l’identité de Don’t Kill Her en faisant la part belle au scénario avec un style crayonné et une animation légèrement ralentie: «Le public sait au premier coup d’œil qu’il va vivre une expérience différente.» Sylvain Gardel constate que le jeu vidéo permet de se concentrer d’abord sur une vision d’auteur: «D’ordinaire, on cherche à répondre aux demandes du marché. Ici, c’est plutôt le problème inverse. Wuthrer avec Don’t Kill Her ou Etter Studio avec Dreii ont d’abord élaboré leurs jeux avant de fédérer des communautés de joueurs autour de ceux-ci.» Les clés de la réussite? Pouvoir concilier originalité et communication.

C’est le défi que Michel Ziegler s’apprête à relever. Prévu pour le printemps 2019, le jeu qu’il développe, Mundaun, se présente comme le croisement entre le film de David Lynch Eraserhead et Farming Simulator. Lequel est en train d’acquérir une belle visibilité, aussi bien auprès des médias qu’auprès d’un public averti. Lors de la conférence des développeurs de jeux (GDC) de San Francisco au printemps dernier, il repartait avec une mention honorable dans la catégorie «Best in Play».

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Mundaun s’ouvre sur une très belle séquence: on se découvre assis sur la banquette d’un car postal dans une époque passée au sortir d’une mer de nuages sur une route de montagne sinueuse. Inspiré des contes folkloriques suisses, le jeu tourne rapidement au scénario horrifique avec ses décors alpestres entièrement réalisés au crayon, qui ont pour effet d’alourdir l’ambiance, malgré leur beauté. Une combinaison de choix audacieux mais qui convainc à l’international, en dépit, ou peut-être grâce à un très fort ancrage local vu que certains textes sont en romanche.

Alpes fantastiques

«Je n’ai pas adapté une histoire spécifique. Quand j’étais enfant, j’avais ce livre et cette cassette réunissant des histoires traditionnelles et je les aimais beaucoup, explique Michel Ziegler. Ils étaient très sombres et m’ont beaucoup inspiré pour le jeu, notamment ceux qui racontaient les histoires de Jeremias Gotthelf, un écrivain bernois du XIXe siècle, auteur de L’araignée noire. Pour ce qui est du graphisme, j’ai réuni une importante collection de vieilles photographies montrant la vie dans les Alpes, qui m’ont également inspiré pour la palette de couleurs. Mundaun est typiquement suisse, mais son attrait est universel.»

La particularité du jeu vidéo suisse, étrange, indépendant, original, tiendrait aussi dans la forme que prend sa scène, constituée de petites structures obligées de rester inventives pour survivre. «Ce n’est pas que la Suisse soit particulièrement déjantée, c’est que d’autres pays, comme la France, sont très traditionnels, estime Sylvain Gardel. Les studios français comme Quantic Dream ou Dontnod Entertainment produisent des jeux globalisés, proches du cinéma américain. S’ils travaillent avec des éditeurs importants, c’est pour leurs savoir-faire. A l’opposé, Pro Helvetia défend que l’innovation et la mise en place d’une identité propre se trouvent du côté du marché indépendant.»