«En les voyant, on croit se voir soi-même éclore. Devenir aïeul, c’est rentrer dans l’aurore», s’extasiait Victor Hugo dans L’art d’être grand-père, en 1877. A l’époque, pourtant, les papys gâteaux étaient rares, et les relations entre générations surtout corsetées par l’inaliénable respect dû aux anciens, même les plus acariâtres… L’écrivain, lui, était ouvertement gaga de ses petits-enfants Jeanne et Georges, au point de les recueillir chez lui, avec leur mère, et de s’épancher dans un long recueil de poèmes intimistes.

En 2018, bien des grands-parents lui ressemblent. Et plutôt que d’assommer la chair de leur chair par le récit soporifique de l’arbre généalogique, ils filent avec entrain chasser des Pokémon si celle-ci l’exige, jouent au taxi chaque semaine pour emmener qui au poney, qui à la piscine, ou n’hésitent pas à enchaîner les pitreries, telle l’octogénaire américaine «Grandma Lill», mise en scène par son petit-fils de 20 ans Kevin Droniak, sur leur chaîne YouTube: «Kevin and Lill» (557 900 abonnés).

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Mais surtout, ils sont au garde-à-vous pour assurer la garde. En Suisse, ces heures consacrées aux petits-enfants représenteraient deux milliards de francs par an si elles étaient rémunérées. Un score à mettre à 80% au crédit des grands-mères… Les aïeux sont aussi une manne qui sait piocher dans le bas de laine si nécessaire.

Une surprise pour tous

Ces babyboomers témoins de l’avènement de la révolution sexuelle, des drogues récréatives, des Rolling Stones, et d’une époque où l’on n’attachait pas les enfants en voiture, sont même parfois si plaisants que leurs petits-enfants larguent leurs parents pour poser les valises chez eux… Quand la fille de Maria lui a confié qu’elle s’installait chez sa grand-mère, à l’âge de 19 ans, sa génitrice n’avait rien vu venir: «Je n’aurais jamais imaginé qu’elle préfère la génération du dessus, raconte-t-elle. Ça m’a chagrinée, mais j’ai compris qu’elle avait envie de calme. On traverse une période difficile à la maison: finances en dents de scie, crise de couple… Partir était une manière de nous dire qu’on lui pesait. Depuis, elle est très épanouie et a une complicité magnifique avec sa grand-mère.»

Chez ma mère, j’étais écrasé par ses angoisses, et mon père psychorigide me faisait d’interminables leçons sur l’avenir… Mes grands-parents sont plus drôles.

Michael, 25 ans

Michael, 25 ans aujourd’hui, est lui aussi parti se réfugier chez ses grands-parents en pleine zone de turbulences, à l’entrée dans la vingtaine. «C’est une période où j’ai pris la fuite, concède-t-il. Je me cherchais, et l’image que me renvoyaient mes parents, divorcés, était lourde: chez ma mère, j’étais écrasé par ses angoisses, et mon père psychorigide me faisait d’interminables leçons sur l’avenir… Mes grands-parents sont plus drôles. Cette parenthèse utile a duré un an. Je leur apportais mon énergie, toujours prêt à rendre service, et eux, leur bienveillance. Contrairement à mes parents, ils me voyaient déjà comme un adulte, et moi, j’ai pu les découvrir en adulte. Je suis ravi d’avoir pu profiter de leur présence; les grands-parents ne sont pas éternels…»

Un «intermédiaire»

La psychologue clinicienne Béatrice Copper-Royer, auteure de Grands-parents, le maillon fort (Ed. Albin Michel), témoigne elle aussi de nouveaux mouvements migratoires, citant notamment une jeune fille de 18 ans préférant sa grand-mère plutôt que suivre ses parents mutés à l’étranger, ou cet ado en conflit avec son père cherchant refuge chez ses ancêtres. «On voit des jeunes s’installer chez leurs grands-parents au moment des études, parce qu’ils habitent la ville adéquate, note-t-elle. Ces cohabitations interviennent dans un contexte de grandes solidarités familiales et de liens forts, car ces grands-parents sont la première génération qui a choisi le nombre d’enfants désirés… Et quand un enfant veut prendre du champ vis-à-vis de ses parents, il peut choisir cette étape intermédiaire avant la vie adulte. Chez ses grands-parents, il expérimente un mélange d’indépendance et de soutien. C’est enrichissant, car cela lui permet de savoir d’où l’on vient avant de construire sa propre vie. Parfois, ces petits-enfants en profitent même pour déterrer les secrets familiaux en posant des questions que leurs parents n’ont jamais osé poser.»

Quand un enfant veut prendre du champ vis-à-vis de ses parents, il peut choisir cette étape intermédiaire avant la vie adulte

Cornelia Hummel, sociologue à l’Unige et spécialiste des relations intergénérationnelles, les appelle «les familles du bonheur». Car selon elle, ces cohabitions ne sont possibles que si «les conditions à la belle histoire sont réunies en coulisses: il faut que les retraités soient en forme, qu’ils aient des ressources et un logement adapté. Il faut aussi une proximité géographique. Or à Genève, par exemple, canton de migration, 70% des jeunes n’ont pas leurs grands-parents sur place», rappelle-t-elle.

Mais pour susciter ce désir d’emménagement de leur descendance, ces hôtes doivent surtout faire preuve d’ouverture d’esprit. «Ce sont des grands-parents qui réfléchissent beaucoup à leur statut et qui ont de la ressource pour saisir l’air du temps, poursuit la spécialiste. Ils n’ont jamais été dans le jugement, car ils savent que c’est une façon de maintenir la relation dans un contexte de transformation massive des relations familiales. Désormais, nous sommes dans une sentimentalisation des liens familiaux – qui ne relèvent plus de l’obligation morale – qui a particulièrement impacté les grands-parents. Et s’ils ne se montrent pas assez ouverts ou attractifs, ils peuvent vite être boudés, dès le virage de l’adolescence.»

«On a déjà beaucoup donné»

Le modèle numéro un évoqué par toutes les familles du bonheur que la sociologue a pu croiser? La sémillante arrière-grand-mère du film La boum, incarnée par Denise Grey, toujours partante pour emmener danser son ado adorée, Sophie Marceau. Le fringant grand-père de Michael, 81 ans, a lui aussi beaucoup conduit son petit-fils dans les bars de nuit, quand celui-ci résidait chez lui… Mais après un an à rentrer dans l’aurore, tel Victor Hugo, il ne cache pas son soulagement d’avoir vu son petit-fils, requinqué, s’envoler vers d’autres cieux: «Je dis toujours que les petits-enfants, c’est super quand ils arrivent… et super quand ils repartent, même quand ils sont grands, parce qu’on a déjà beaucoup donné avec leurs parents…» Que les grands-parents se rassurent, ces cohabitations restent transitoires selon Cornelia Hummel et n’excèdent jamais quatre ou cinq ans.