Jeux en ligne: lorsque le poker est vraiment menteur
Jeux d’argent
Le milieu du poker en ligne est agité depuis plusieurs semaines par des suspicions de tricheries. Décryptage avec un professionnel français, dans le top 10 des meilleurs joueurs depuis plusieurs années

Le poker vieille école dans les cercles de jeu et sur les tables à cigares? Mieux vaut oublier. C’est désormais en ligne que se retrouvent les meilleurs joueurs: «Le niveau de jeu y est dix fois plus élevé. Dans les cercles et les casinos, tu trouves de tout: des gens sympas et marrants, mais aussi des joueurs compulsifs, des types agressifs, des repris de justice. Et puis avec un croupier, ça va à deux à l’heure, alors que sur le Net, je peux jouer jusqu’à huit tables en même temps. Le poker à une table réelle, c’est comme regarder un film d’Eric Rohmer ou Les dix commandements, tu peux trouver le temps long…» C’est Roger* qui nous raconte ça, et il sait de quoi il parle. Il a laissé tomber son boulot voilà une dizaine d’années pour passer joueur à plein-temps. Avec très vite des gains annuels à six chiffres, et une place au chaud dans un officieux top 10 professionnel français sur internet.
Voilà un témoin idéal pour décrypter l’affaire qui secoue le marché français depuis quelques semaines. Deux joueurs, en tout cas deux «profils», sont soupçonnés d’avoir utilisé des bots (robots) et/ou des logiciels pour optimiser leurs chances. Pour des résultats stupéfiants: huit parties en simultané, huit heures par jour, sans aucune faute stratégique et avec une vitesse d’exécution fulgurante. Des performances au-delà de toute logique alors que le facteur humain et l’aléatoire gardent toute leur importance au poker.
Profils suspendus et cagnottes bloquées
Inadmissible pour certains, qui s’en sont émus sur les forums spécialisés au point de déclencher une enquête de Winamax, le site de jeux en ligne sur lequel les suspects opéraient. Les deux hommes ont été convoqués pour des tests, un seul s’y est rendu, pour un verdict étonnant: Winamax a assuré que tout était réglo, mais a tout de même suspendu les profils et bloqué les cagnottes… L’affaire est toujours en cours: une action collective a été lancée, ainsi qu’une demande d’indemnisation pour les joueurs floués à hauteur de 700 000 euros (801 000 francs), avec menace de plainte contre X en cas de refus, comme l’a révélé Le Figaro la semaine dernière.
Tricher au poker en ligne, ce serait donc possible? Moins qu’autour d’une table, paraît-il, où les collusions sont bien plus avérées. Mais effectivement, l’installation de bots, soit un programme informatique qui joue à la place du joueur ou le conseille sur ses meilleures options, représente un danger concret. La pratique est interdite, mais assez compliquée à prouver. «Sauf si le «joueur» joue quinze heures par jour et systématiquement de la même façon, sans la moindre erreur, ce qui n’est pas humain. Parce qu’on en commet tous, malgré nous. Moi-même, il m’arrive de taper 225 euros au lieu de 25, par exemple, et de valider trop vite, ou de me tromper de bouton, et ce, quatre ou cinq fois dans l’année», jure Roger. Qui sent bien qu’il y a un drôle de truc sur ce coup-là: «Il s’est passé quelque chose, c’est évident. Ceux qui ont levé le lièvre avaient de vrais arguments à faire valoir. Mais si triche il y a, elle vient du joueur, pas du site. Ça leur fait une contre-publicité terrible, ils n’ont aucun intérêt à voir sortir ce genre d’affaires. Winamax est plus victime que coupable là-dessus.»
Quand l’humain domine l’IA
Les robots, l’avenir de l’humanité, paraît-il, prennent en tout cas une place de plus en plus considérable dans notre quotidien. Mais pour Roger, les meilleurs joueurs sont, pour l’instant, encore au-dessus de l’intelligence artificielle, contrairement aux échecs ou au jeu de go, par exemple: «Au poker, il y a 30% de stratégie et 70% d’aspect mental. Le mental, c’est la résilience, la capacité à encaisser les coups durs; mais aussi l’adaptation, l’empathie, la faculté à se mettre dans la tête de l’autre. Et savoir aussi comment l’autre te perçoit, c’est important. Les ordinateurs ne sont pas au niveau dans ce domaine, du moins pas encore. Au début, je me disais que jamais ils ne nous dépasseraient. Maintenant, au vu de leur progression depuis dix ans, j’en suis un peu moins sûr.»
Même s’il reconnaît que lui et ses camarades de haut niveau se servent malgré tout d’un tracker: «C’est un programme informatique qui te donne les statistiques de tes adversaires. C’est précieux quand tu joues entre quatre et huit tables en même temps. C’est toléré, en tout cas pas considéré comme de la triche.» Un peu comme celui qui utilise Excel plutôt qu’une calculatrice pour faire ses notes de frais plus rapidement, par exemple.
Dix mille dollars en quelques heures
L’homme, plus fort que la machine? C’est vrai pour Roger et quelques autres, parce qu’ils surfent au sommet de la pyramide. Ça l’est nettement moins pour plus de 90% des joueurs en ligne, par nature bien plus vulnérables et suspicieux: «Parce que quand tu perds, tu doutes forcément de l’honnêteté du système. Des séries de cartes improbables, ça arrive tout le temps. Si c’est une bonne, ça te fait plaisir, mais quand tu as la poisse, tu te dis que ça sent l’arnaque. Alors que c’est juste la loi des séries», balaie-t-il en se souvenant très bien de la pire journée de sa carrière.
Dix mille dollars (9975 francs) perdus en quelques heures fin 2010 sur un site anglais – le poker online n’a été régulé qu’en 2012 en France –, avec un enchaînement hallucinant de bad beats (coups malchanceux) jusqu’au bout de la nuit: «J’avais déjà de l’expérience, alors j’ai pu encaisser. Mais en tant que débutant, je me serais dit: «C’est pas possible, le site est truqué!» C’est une évidence.»
Un modèle de société libérale
Roger n’a pas non plus oublié les tout débuts du poker en ligne, au mitan des années 2000. Il raconte dans une valse de sourires les sites internationaux, certains très excentriques et sur lesquels il ne fallait surtout pas jouer, le dollar comme monnaie universelle, l’absence de frontières et de régulation, «un niveau général ultra-faible, c’était le paradis pour gagner beaucoup d’argent très facilement».
Aujourd’hui, l’Arjel (l’Autorité de régulation des jeux en ligne) veille en France et impose des règlements très stricts. Il dit encore qu’au poker en ligne, il y a les sharks et les fishes, à savoir les requins et les poissons, les premiers étant les professionnels à l’affût des amateurs un peu naïfs. Il paraît que seuls 1 ou 2% des joueurs arrivent à bien gagner leur vie. 10% qui gagnent un peu, 30% qui peinent à trouver l’équilibre et tous les autres qui perdent. Tout ça ressemble furieusement à un modèle de société libérale, au final. Avec ou sans tricheurs.
* Prénom d’emprunt