Donner un «sens»
Les 20-35 ans veulent «travailler pour vivre» mais pas «vivre pour travailler», résume Philippe Grosjean, directeur adjoint du Centre romand en formation continue (CEFCO). Gestion du temps, taux d’activité, environnement: cette génération renouvelle les codes du travail et dessine, dans le même temps, une nouvelle vision de la réussite. L’économie digitale, le financement participatif et les espaces de coworking ont élargi le champ des possibles. L’utilisation des nouvelles technologies aussi. Face à ces nouvelles tendances, «les employeurs doivent se montrer à l’écoute», estime Romain Hofer, porte-parole de ManpowerSuisse qui a récemment commandé une étude sur le sujet. «Nous devons être plus créatifs et comprendre comment attirer et inspirer la génération du millénaire.»
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Sentiment d’appartenance, temps partiel, congé sabbatique, télétravail, horaires modulables: voilà le portrait-robot du «job idéal» esquissé par les internautes lors d’un appel à témoins sur Facebook. Les uns évoquent la hantise d’être un «gratte-papier», le souci d’un «équilibre de vie», l’importance de partager les «valeurs» de l’entreprise. Les autres le «besoin de concret» et l’envie de «vivre de sa passion». L’étude de Manpower souligne que 42% des Millénials envisageraient de travailler en indépendant ou en portefeuille, c’est-à-dire en cumulant plusieurs emplois. Ce goût pour l’entreprenariat est confirmé par une étude réalisée par HSBC. Elle démontre que l’âge moyen pour la création d’une entreprise est de 23 ans chez la génération Y, contre 38 ans chez les + de 55 ans.
Grandes disparités
Mais si l’univers professionnel évolue, les modèles traditionnels ne cessent pas d’exister pour autant. «Certains domaines comme le graphisme, l’informatique ou le développement web sont très ouverts au changement, d’autres beaucoup moins, souligne Fabrice Plomb, sociologue et enseignant à l’Université de Fribourg. Dans l’industrie par exemple, le fonctionnement reste très hiérarchisé, très contrôlé.»
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«Le secteur de la grande distribution a intégré le temps partiel depuis longtemps compte tenu du système de tournus, explique Tristan Cerf, porte-parole de Migros. Pour le reste, nous sommes peu concernés.» Chez le premier employeur privé de Suisse, la moyenne d’ancienneté est de 10 ans et le taux de fluctuation se situe à 10,3%. Et les employés âgés sont au cœur des préoccupations. «Récemment, nous avons développé le concept de carrière en arc pour accompagner la sortie des seniors. Nous continuons toutefois de miser sur la jeunesse en formant toujours plus d’apprentis, 3700 en 2015.»
«Accomplissement personnel»
Mais à qui profite donc cette «révolution»? «Seulement à une petite partie de la jeunesse, estime Marc Perrenoud, enseignant à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. On observe de grandes disparités selon le niveau de qualification. Pouvoir vivre avec un temps partiel reste un luxe.» A ses yeux, il faut se méfier de l’effet miroir aux alouettes. «L’effacement des frontières entre vie privée et vie professionnelle et l’aplatissement de la hiérarchie, un héritage de mai 1968, engendrent de nouveaux modes d’organisation, mais aussi de nouvelles souffrances. Sous ses aspects sympathiques, le monde du travail est de plus en plus dur et concurrentiel.»
Réelle ou fantasmée, la réussite rime aujourd’hui avec la réalisation de soi. «La satisfaction au travail» et «l’accomplissement personnel» passent au premier plan, estime Philippe Grosjean. «L’exigence d’être reconnu est de plus en plus forte, précise Fabrice Plomb. Il y a une pression à trouver une activité qui nous corresponde vraiment. Dans le même temps, la progression à l’ancienneté disparaît, l’effort dans la durée ne suffit plus.»
Lausanne, Zurich et Genève: trois témoignages
Une société entièrement autogérée
Isaline Mülhauser, 31 ans, Lausanne
«Il y a un peu plus d’un an, j’avais une place en or en tant que spécialiste en communication dans une entreprise nationale. Hiérarchie marquée, plein-temps, timbrage: le modèle classique! Très vite, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour, je ne voyais pas comment évoluer dans cet univers rigide malgré les nombreux avantages, notamment financiers, qui m’étaient offerts. Alors j’ai tout plaqué.
Aujourd’hui, je travaille à 80% dans une société de développement web entièrement autogérée. Toujours dans la communication, mais sans cahiers des charges fixe, avec des horaires flexibles et un jour à domicile. Je fixe mes objectifs en fonction des besoins de l’équipe, personne ne me dit comment y arriver. On travaille en petits groupes, sans chef, toutes les décisions sont prises en commun. Aller au bureau est un plaisir, je me sens utile et efficace. J’ai du temps pour faire du sport, voir ma famille et développer des compétences personnelles. A l’arrivée, la baisse de salaire n’apparaît pas comme un sacrifice.»
«Fort engagement personnel»
Jean-François Boillod, 31 ans, Zurich
«Entre mon entreprise actuelle et les grandes banques et assurances où j’ai travaillé auparavant, il y a un monde. Titulaire d’un diplôme d’employé de commerce, j’étais un collaborateur standard, tout en bas de l’échelle. J’exécutais des tâches ciblées, avec très peu de marge de manœuvre. Depuis quatre ans, je travaille dans une petite société de consulting spécialisée dans la fiscalité bancaire. Un job à 100% qui demande un fort engagement personnel, avec une vraie reconnaissance à la clé.
Je gère des projets de A à Z, je ne suis plus seulement le maillon d’une chaîne. Avec une hiérarchie réduite, chacun doit prendre ses responsabilités vis-à-vis de l’équipe. Le système marche sur la confiance. Moi qui, à l’avenir, songe à me lancer en indépendant, mon cadre professionnel actuel est un excellent laboratoire. Un jour par semaine, je peux travailler à domicile ce qui permet de mieux gérer les imprévus et ma vie privée. Même financièrement je suis gagnant, je n’ai pas de raisons de changer.»
Indépendance et créativité
Teresa Fini, 26 ans, Genève
«Après des études en gestion d’entreprise, je termine un Master en innovation. L’univers professionnel traditionnel ne m’attire pas. Ayant goûté au temps «libre» pendant mes études, je ne me vois pas être coincée dans un bureau tous les jours et cadrée par des horaires rigides. Exécuter des tâches répétitives sans sens ne me donne aucune envie de m’investir. J’ai besoin de bouger, de créer quelque chose qui me correspond.
Depuis trois ans, j’ai développé un label de vêtements vintage que je vends sur Internet et dans des pop-up events. Je gère tout du début à la fin, en m’associant à des photographes et à des graphistes pour l’image de ma marque. Personne ne me donne d’ordres. C’est ma manière d’exprimer ma créativité et de prendre part à des concepts innovants. Aujourd’hui, les clients ne veulent plus seulement acheter, ils veulent aussi manger, danser et écouter de la musique tout en faisant du réseautage.
A terme, je veux rester dans l’entrepreneuriat. Quitte à cumuler plusieurs activités professionnelles si c’est le prix à payer pour continuer mon business. La gestion d’un projet comme celui-ci peut être intense, mais le sentiment d’accomplissement vaut plus que tout.»
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