Après avoir été chasseuse de têtes et s’être confrontée au non-sens absolu, Julia de Funès a animé Le Bonheur selon Julia sur France 5, ainsi qu’une chronique philo sur BFM Business. Depuis sept ans, à la demande des grandes entreprises, elle introduit la philosophie dans le monde des affaires. En parallèle, la petite-fille de Louis, qui vit à Paris avec son mari et ses deux filles, a récemment publié aux éditions Flammarion Socrate au pays des process. Un ouvrage dans lequel elle décortique la vie de bureau contemporaine avec un prisme philosophique.

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Votre grand-mère est une descendante de Maupassant, votre grand-père l’une des plus grandes figures comiques. Vous aviez 4 ans lorsque Louis décédait en 1983, Jeanne l’a rejoint en 2015. Quel héritage gardez-vous d’eux? Vous ont-ils ouvert à la joie? A la quête de sens?

Oui, j’ai une chance inouïe d’avoir eu des grands-parents tels que les miens. Mon grand-père est toujours présent, malgré sa disparition. Il fait encore partie du foyer des Français. Dès que j’ai le cafard je visionne un film dans lequel il joue! J’étais très proche de ma grand-mère qui a été une figure excessivement structurante pour moi. C’était une femme très intelligente, qui m’a appris le sens de l’exigence et de l’humilité. Travailler sérieusement sans se prendre au sérieux. Ma famille était et reste une famille soudée et joyeuse. Si un point nous relie, c’est bien le sens de l’observation et de la dérision. C’est d’ailleurs ce que j’ai tenté de faire dans mon livre Socrate au pays des process, où il s’agit, non pas de critiquer cyniquement l’entreprise mais de l’observer et de tourner en dérision ce qu’elle peut avoir d’absurde parfois. Travail, humilité, distance, et rire sont les quatre valeurs essentielles que m’ont transmises avec tendresse mes grands-parents.

Contrairement aux coachs en développement personnel, les philosophes sont quasi inexistants dans le monde de l’entreprise…

Oui, mais c’est en train d’évoluer. Il y a beaucoup de fausses recettes dans les formations proposées jusqu’à présent, du type: «Comment devenir un leader charismatique en deux jours?» Face à ce constat de volatilité dans l’apport, les entreprises reviennent à des matières beaucoup plus anciennes et rigoureuses, comme la philosophie, qui apporte culture, réflexion, et esprit critique.

Que peuvent apporter les philosophes en entreprise?

Premièrement, du recul et de la distance sur une réalité que les salariés n’ont pas nécessairement le temps de questionner. Deuxièmement, la philosophie permet aux salariés d’échanger sur des thèmes autres que techniques, (comme le pouvoir, la puissance, l’argent, la reconnaissance, etc.) en engageant leur raison et pas seulement leur statut ou rôle en entreprise. La philosophie permet également de considérer les individus dans l’intégralité de leurs dimensions (existentielles, métaphysiques) et pas seulement comme de simples ressources humaines rentables. Enfin, la philosophie cultive les collaborateurs par les références qu’elle véhicule et le dialogue qu’elle suscite.

Reste que la philosophie a été peu démocratisée ces dernières années…

En France, c’est vrai qu’elle est encore réservée à une élite universitaire et descend assez peu dans les différentes strates de la société. Il y a une sorte de prétention des philosophes: il faut évoluer dans une certaine sphère, avoir un certain langage, un certain ton… Je me bats contre cela, pour la démocratiser, la simplifier, sans la rendre simpliste pour autant. Cela dit, je pense que les Français sont en train de s’ouvrir. Le magazine Philosophie mag cartonne, et certains philosophes comme Raphaël Enthoven notamment sont très médiatisés. Cette discipline reprend d’autant plus de vigueur que les gens sont dans une quête de sens avec la mondialisation, la globalisation, l’uberisation et autres changements qui ébranlent certains repères.

La quête de sens et le culte du bien-être nous rendent très en demande de guidance. La philosophie ne donnant pas de réponse unique, comment aide-t-elle alors?

En effet, elle n’accompagne pas les individus dans une quête de bien-être en les assistant et en leur prodiguant des conseils de vie et des recettes de bonheurisme. La philosophie aide les individus en éclairant le sens de leur réalité. On se sent mieux parce qu’on comprend. Mieux comprendre c’est moins subir. Voilà, à mon sens, le bienfait véritable qu’apporte la philosophie. Il faut vouloir se libérer par la pensée pour apprécier toute la puissance de la philosophie.

Concrètement comment intervenez-vous?

Je cherche à mettre du sens derrière les thèmes que me suggère l’entreprise. Pour cela je confronte plusieurs philosophes, car le sens ne peut venir que de la confrontation des points de vue. Prenons l’exemple du leadership, un thème récurrent puisque les cadres se doivent d’être charismatiques. Les formations au leadership pensent pour la plupart qu’être leader c’est avoir un pouvoir sur les autres. Or selon Nietzsche par exemple, le pouvoir sur autrui ne constitue pas la plus grande puissance. La véritable puissance c’est vouloir sa propre volonté, désirer son propre désir, être authentiquement soi-même. C’est ainsi que l’on peut convaincre un public, et emmener des gens avec soi. J’essaie alors d’amorcer l’idée (que les salariés sont évidemment libres de critiquer) selon laquelle le charisme découle moins d’une technique de comportement que d’une façon naturelle d’être.

Quelles sont les préoccupations majeures des salariés que vous rencontrez?

La quête de sens. Ils perdent le sens de leur raison d’être dans l’entreprise. Ils ont très souvent le sentiment d’être réduits à leur seule fonction, sans prise en compte de leur complexité. C’est pourquoi une discipline comme la philosophie qui tente de penser l’humain dans toutes ses dimensions, leur fait du bien. Les entreprises pour lesquelles j’interviens vont généralement bien commercialement, mais les salariés doivent répondre à des objectifs de plus en plus contraignants et ont peu de temps pour réfléchir. Il faut qu’ils appliquent, qu’ils rentabilisent… Ils sont dans une course effrénée, d’où le risque de burn-out.

Les entreprises pourraient-elles sortir de cette dichotomie entre les bons résultats d’un côté et le malaise des salariés de l’autre?

Bien sûr. Depuis plus d’une décennie, la plupart des formations se concentrent sur le collectif, la performance de groupe, le team building, le «corporate». Mais les salariés parlent désormais du besoin d’être considérés dans leur singularité, dans leur individualité. Je pense que l’entreprise pourrait réfléchir à de nouvelles manières de privilégier l’individu.