Portrait
Directeur scientifique de l’Institut Dalle Molle à Lugano, celui qu’on appelle parfois le «parrain de l’IA» est à l’origine d’applications utilisées des milliards de fois chaque jour, telles la reconnaissance vocale et la traduction automatique

Grand, athlétique, t-shirt blanc et élégant short orange, c’est lors d’une séance d’activité physique dans une forêt de la région de Porza, que Jürgen Schmidhuber concède de son précieux temps. Directeur scientifique de l’Institut Dalle Molle d’intelligence artificielle (Idsia USI-Supsi) à Lugano, pionnier dans le développement de l’apprentissage profond et des réseaux neuronaux artificiels, il est considéré par certains comme le «parrain» de l’intelligence artificielle (IA).
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Depuis qu’il a 15 ans, son objectif principal est de créer un robot plus intelligent que lui. «Je n’y suis pas encore arrivé, mais j’ai bon espoir d’y parvenir de mon vivant. A moins que le Covid-19 n'ait raison de moi», sourit-il. A ce titre, à la fin du mois d’avril, il donnait un discours inaugural à distance à la Global Mobile Internet Conference (GMIC) à Pékin, le plus grand événement asiatique dans le secteur. Thème: comment l’IA peut-elle contribuer à combattre le virus? Son intervention aurait été suivie par près de 2 millions de personnes.
Jürgen Schmidhuber naît en 1963, sa mère est maîtresse d’école et son père architecte. «La pensée scientifique, rationnelle, a toujours été encouragée à la maison.» Avec son frère, Christof, «plus jeune et plus intelligent», devenu physicien, il passe beaucoup de temps à discuter science. Quelque signe de son «génie» dès l’enfance? «En primaire, j’ai sauté une année. Mais c’est tout, je ne suis pas un prodige qui a fini l’université à 13 ans. En revanche, comme beaucoup d’enfants, j’avais l’impression de pouvoir accomplir de grandes choses.»
La filière de Munich
Après le secondaire, il étudie l’informatique et les mathématiques, avant de passer quinze mois dans l’armée de l’Allemagne de l’Ouest. Il poursuit ses études jusqu’au post-doctorat à l’Université technique de Munich, où il enseigne de 2004 à 2009, après quoi il devient professeur d’intelligence artificielle à l’Université de la Suisse italienne (USI) et à la Haute Ecole spécialisée de la Suisse italienne (Supsi).
Parmi ces «grandes choses» qu’il pensait pouvoir réaliser, il développe dès les années 1990 le réseau de neurones récurrents Long Short-Term Memory (LSTM) qui révolutionnera l’apprentissage profond et l’IA. Au début du millénaire, celui-ci est employé des milliards de fois par jour par les utilisateurs des géants informatiques pour de nombreuses applications, notamment la reconnaissance vocale et la traduction automatique. En 2014, il cofonde la société Nnaisense, pour travailler sur les applications commerciales de l’IA dans des domaines tels que la finance, l’industrie lourde et les voitures à conduite automatique.
Membre de l’Académie européenne des sciences et des arts, auteur de plus de 350 articles scientifiques, récipiendaire de nombreux prix, habitué du Forum de Davos, Jürgen Schmidhuber trotte sur tout le globe pour éclairer les masses et conseiller les puissants. Personnage complexe connu pour des interventions pas toujours diplomatiques lors de manifestations réunissant la crème de l’IA et parfois contesté pour ses prises de position radicales, il s’est souvent plaint que de nombreux précurseurs du secteur, dont lui-même, n’aient à ce jour pas reçu la juste reconnaissance de leur contribution.
Posez une question à un homme qui attache son soulier, il s’interrompra pour répondre. Une femme continuera à lacer sa chaussure en vous répondant, tout en jetant un œil sur les enfants
Qui est son scientifique préféré? Si tout ce qu’on lui attribue est vrai, Archimède (287-212 av. J.-C.), le plus grand de tous les temps, estime-t-il. «Il a posé les fondations de la physique et des mathématiques modernes à un moment où peu de gens pensaient à ce genre de choses. De surcroît, il n’était pas qu’un théoricien, mais un ingénieur qui construisait des machines. Il était comme Gauss, Newton et Carl Benz, mais en une seule personne.» Plus près de nous, il est un grand fan d’Albert Einstein. «Depuis un petit bureau des brevets à Berne, il a révolutionné la physique et le monde.»
La fable du lacet
Les conséquences du peu de femmes – 5 à 10% – dans son champ d’activité? «Si elles étaient plus nombreuses, l’IA se développerait plus vite.» Et différemment? «Peut-être.» Sur ce point, une seule chose est certaine, affirme-t-il. «C’est beaucoup plus facile de remplacer les hommes par des robots que les femmes parce qu’en général, ils réussissent à bien faire une seule chose à la fois, habituellement leur activité professionnelle. Le défi de l’IA est de créer des appareils qui résolvent des problèmes d’ordre général et remplissent plusieurs tâches simultanément, comme les femmes.»
Il illustre son propos par une anecdote: «Posez une question à un homme qui attache son soulier, il s’interrompra pour répondre. Une femme continuera à lacer sa chaussure en vous répondant, tout en jetant un œil sur les enfants.»
L’IA nous rendra-t-elle plus heureux? Il hésite un instant. «Oui, elle tend à le faire. Comme la technologie en général, elle peut être utilisée à bon et à mauvais escient; pour faire du bien ou pour tuer.» Mais si on regarde en arrière, ajoute-t-il, la plupart des gens diraient que la qualité de vie aujourd’hui est meilleure grâce à la technologie qui nous permet de vivre plus longtemps, en meilleure santé.
Profil
1963 Naissance à Munich (RFA).
1995 Directeur scientifique de l’Institut Dalle Molle d’intelligence artificielle (Idsia USI-Supsi), à Lugano.
1997 Avec son étudiant Sepp Hochreiter, il publie dans la revue «Neural Computation» un article sur la LSTM qui influencera les développements futurs en IA et qui est, chaque année, plus cité que tout autre article informatique du siècle passé.
2012 Son équipe est la première à remporter un concours de reconnaissance d’images médicales, détectant précocement des tumeurs cancéreuses grâce aux réseaux neuronaux profonds.
2014 Avec trois collègues, il cofonde la société Nnaisense, dont le but est de commercialiser les applications de l’intelligence artificielle dans divers domaines.
2018 Nommé «top leader» par le magazine économique «Bilanz».
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