A Kampala, quand les sauterelles verdissent le ciel
Monde
Au printemps et à l’automne, des nuées vertes envahissent l’Ouganda. Parée pour la chasse aux «nsenene» la capitale, prend alors des allures féeriques. Mais depuis quelques années, ces insectes menacent de disparaître

Alors que le crépuscule tombe sur Wakaliga, un quartier populaire bordé de maisonnettes situé au sud-ouest de Kampala, une lumière verte éblouissante plonge soudainement les passants dans l’ambiance apocalyptique d’un film futuriste. Les sauterelles, les nsenene comme on les nomme en luganda, une des langues parlées dans le pays, devraient bientôt pointer le bout de leurs antennes. Ces dernières survolent en essaims le pays traversé par l’Equateur pour se reproduire et se nourrir. Méthodiquement assemblées, des planches de zinc de plusieurs mètres de haut plantées dans des bidons métalliques façonnent des pièges mobiles permettant de capturer un maximum d’insectes en plein vol.
Contrairement à leurs cousins herbivores capables de ravager des hectares de cultures en quelques minutes, les nsenene, omnivores, ne sont pas aussi dévastatrices. Elles apparaissent plutôt comme une aubaine créant des emplois pour les chasseurs, vendeurs, cuisinières et autres petites mains de ce commerce saisonnier lucratif. Un chasseur raconte qu’il peut récolter jusqu’à 50 kg de sauterelles un soir d’affluence. Mais il arrive aussi que, certaines nuits de disette, les pièges restent vides.
Eblouis par la lumière puis étourdis par l’odeur âcre d’une épaisse fumée émanant des braseros où l’on brûle brindilles et plastiques, les locustes se précipitent par milliers dans les barils. Le courant qui alimente les ampoules aveuglantes provient de groupes électrogènes vrombissants couplés aux raccordements plus ou moins licites au système électrique déjà extrêmement précaire de la ville.
Toute la nuit, les chasseurs veillent au bon fonctionnement des installations. Excités par l’ambiance féerique, les enfants amassent dans leurs petits t-shirts des grillons apathiques et égarés. Les faisceaux lumineux émanant des ampoules de 1200 watts – 20 fois plus qu’une ampoule standard – sont si puissants que le port des lunettes de soleil est de rigueur même en pleine nuit.
Comparable à l’éclosion des champignons ou des baies sauvages dans l’hémisphère nord, la saison des orthoptères crée la liesse dans le pays. Bouillies ou grillées avec une pincée de sel, une tomate et un poivron, les sauterelles au léger goût de noisette sont la spécialité culinaire préférée des Ougandais. Elles sont vendues en sachet pour quelques milliers de shillings (moins de 2 euros) sur les marchés, au bord des routes et aux fenêtres des matatus, les minibus qui transportent la population au quotidien.
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), il existe plus de 2000 espèces d’insectes comestibles sur terre dont un quart sont consommées en Afrique. Ainsi Ruspolia differens, la sauterelle conocéphale ougandaise, n’a rien d’une exception. Contrairement aux insectes d’élevage, les insectes sauvages sont saisonniers, ils viennent donc à manquer quand les populations démunies en ont le plus besoin. Ils souffrent aussi d’un mal grandissant: la surexploitation.
Cela fait plusieurs années que les nuées de sauterelles sont moins fréquentes et plus chiches. Avec la montée de l’insécurité alimentaire en Afrique de l’Est, la sauvegarde de cette source nutritive apparaît aujourd’hui comme essentielle. La capture des nsenene est cruciale. Riches en zinc, en minéraux et en fer, elles nourrissent des millions d’humains. Pour lutter contre la sous-nutrition et garantir la sécurité alimentaire, la FAO considère l’insecte comme source future de nutriments pour l’homme. Selon l’Unicef, la dénutrition reste responsable de quatre décès sur dix chez les enfants ougandais de moins de 5 ans.
Alors que l’exploitation intensive permise par de gigantesques pièges à ciel ouvert a engendré une chute du nombre de sauterelles ramassées par milliers de tonnes, les besoins alimentaires d’une population grandissante de plus de 45 millions d’habitants augmentent inéluctablement. Les changements climatiques qui rendent imprévisible la venue des pluies affectent le comportement des animaux déboussolés par la perte de leur habitat naturel en partie remplacé par les cultures de masse de palmiers ou de cannes à sucre. La sauterelle menace de disparaître. Pour garantir un approvisionnement continu et abondant, la création d’élevages ne serait-elle pas une solution afin de lutter contre la disparition annoncée des essaims de nsenene sauvages? En attendant, tous les Ougandais continuent de guetter leur retour, les yeux tournés vers le ciel.
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