Karelle Ménine, poésies urbaines
Portrait
L’auteure franco-suisse expose des écrits d’Isabelle Eberhardt à la Maison Tavel à Genève. Elle y reçoit Laure Adler comme jadis elle a invité Patti Smith à parler de Verlaine dans une prison de Mons

Elle sait oser. Pour obtenir ce qu’elle veut. Comme le numéro de téléphone de gens importants «en appelant M. X qui en parle à Mlle Y qui contacte Mme Z». C’est ainsi qu’elle a eu le portable de Laure Adler (journaliste, écrivaine, animatrice de L’heure bleue le soir sur France Inter). Lui a adressé le texto suivant: «J’ai beaucoup aimé votre ouvrage Les femmes qui écrivent vivent dangereusement mais dans la liste des auteures, Isabelle Eberhardt est absente.» Réponse immédiate de celle qui fut la conseillère à la Culture de François Mitterrand: «Ce n’est pas une omission, c’est une faute.» «Venez en parler à Genève», suggère Karelle Ménine.
La pionnière Isabelle Eberhardt
C’est ainsi que ce jeudi soir à la Maison Tavel Laure Adler évoquera les femmes dans l’histoire littéraire et intellectuelle, dans le cadre de l’exposition Isabelle Eberhardt, de l’une à l’autre (du 17 janvier au 7 avril). Karelle Ménine en est la commissaire. Elle admire l’écrivaine née à Genève en 1877 et morte vingt-sept années plus tard à Aïn Sefra, dans le désert, en Algérie. Karelle Ménine explique: «Elle a ouvert la voie aux premières femmes journalistes, a été la première femme à voyager seule habillée souvent en homme, a inspiré Ella Maillart. Ses récits ont été traduits en anglais par Paul Bowles mais elle demeure étrangement peu connue chez elle en Suisse.» L’urgence fut donc «de réparer en faisant venir ses textes en cette ville».
Je suis née dans le Tarn, au pays du rugby. Dans ce sport, pour avancer, il faut regarder en arrière, je fais pareil dans ma vie
Karelle Ménine
C’est entre les murs des Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence que sont conservés la majeure partie des écrits d’Isabelle Eberhardt. Certains sont présentés à la Maison Tavel dans une petite pièce où bruissent les vents des hauts plateaux algériens. L’installation est sobre, mais très belle. Dans le même temps, Karelle Ménine rend hommage in situ à l’écrivaine en présentant des écritures murales aux Grottes, le quartier natal de la voyageuse. Karelle a inscrit à la main sur les vitrines des commerces des bribes de ses textes. On peut lire «Comme un désert soudain, mais elle avait besoin de parcourir le monde», «Le désert se peuple de drinn, de soedums minces étiolés et d’autres petites végétations moitié ligneuses moitié herbacées…» Puis sur une fresque murale, rue des Quatre-Saisons, en grosses lettres: «Et elle se fit nomade.» Karelle, artiste elle-même, éprise des mots, a composé aussi des textes avec des élèves des écoles du quartier, des personnes âgées d’une résidence voisine et quelques jeunes de la salle d’injection du Quai 9.
«De femme Isabelle Eberhardt est parfois devenue homme, de Genevoise elle est devenue Algérienne musulmane, c’est un itinéraire révolutionnaire à l’époque. Les gens des Grottes la connaissent un peu plus désormais», se félicite-t-elle.
A l'école France Culture
Karelle Ménine est née à Mazamet, dans le Tarn, au pays du rugby. «Dans ce sport, pour avancer il faut regarder en arrière, je fais pareil dans ma vie.» Milieu modeste, sans accès à la culture. Violences paternelles, dit-elle aussi. «Le livre était mon refuge et un outil protecteur.» Etudes d’histoire puis une école de journalisme à Paris. Elle ose, à l’âge de 23 ans, frapper à la porte de France Culture. Jean Lebrun, grande figure de Radio France, repère la petite Occitane qui furète, lit tout, regarde tout, parle avec tous. «Je me suis bâti une culture à France Culture», sourit Karelle. En 2000, pour voir autre chose elle intègre la Radio suisse romande, devient reporter, donne la parole à tous ceux qui ne l’ont pas, les prostituées, les marginaux, les réfugiés. «Les morts aussi», insiste-t-elle. En 2008, elle quitte le journalisme, présente au Festival d’Avignon avec Massimo Furlan un projet «qui a cartonné».
Des portes s’ouvrent. Mais elle va là où elles sont fermées, à la prison de Mons en Belgique. En 2013, la ville belge est Capitale européenne de la culture. On l’y invite. Parce qu’elle estime qu’on ne lit plus que par fragments et qu’il y a dans les villes des pubs partout, elle déroule sur 10 km de mur une phrase avec des mots d’auteurs célèbres, ses mots aussi, ceux de détenus, ceux des habitants. «Une expérience de poésie urbaine», dit-elle. Elle apprend que Paul Verlaine a passé deux années derrière les barreaux montois pour avoir tiré deux balles sur son amant Arthur Rimbaud. Il est condamné aussi pour homosexualité. Il arrive ceci de tout à fait improbable à Karelle Ménine: Patti Smith, la chanteuse et poétesse américaine, l’appelle. Lui dit: «Je suis fan de Verlaine, je sais que vous travaillez sur lui à Mons. Utilisez-moi!»
Le 18 octobre 2015, Patti Smith parle de Paul Verlaine dans la prison de Mons lors d’une exposition consacrée au poète. Elle est prise en photo avec le revolver de Verlaine et écrit un poème inédit sur l’un des murs de l’enceinte. Le magazine Rolling Stone a salué sur quatre pages l’événement, qui a été un succès. Karelle Ménine poursuit son travail de littérature dans l’espace public «pour que ceux qui ne lisent plus rencontrent à nouveau les mots, ces bagages d’horizons infinis dont nous avons tant besoin». A Bienne, elle a reproduit des textes de Robert Walser avec des gosses de quartier. A Nyon, des langues du monde entier figurent sur un mur adossé à la gare, parmi la correspondance de Madame de Staël. «Les jeunes apprennent ainsi que Madame de Staël, ce n’est pas qu’un collège ou un arrêt de bus.»
Profil
1974 Naissance à Mazamet.
1997 Journaliste à France Culture.
2000 Reporter à la Radio suisse romande.
2009 Première performance au Festival d’Avignon.
2015 Exposition Verlaine dans la prison de Mons.
2016 Bourse d'auteure confirmée de la ville et du canton de Genève
2018 Publication chez Gallimard de Voyages entre les langues
2019 Lecture à la Comédie Française de La Pensée, la Poésie et le Politique.