Kristine Braden, «briseuse de mythes»
Portrait
La directrice générale de la banque Citi qui emploie 400 personnes en Suisse préside aussi l’association Advance pour la promotion de la carrière des femmes

Pour ses 20 ans, Le Temps met l’accent sur sept causes. Après le journalisme, notre thème du mois porte sur l’égalité hommes-femmes. Ces prochaines semaines, nous allons explorer les voies à emprunter, nous inspirer de modèles en vigueur à l’étranger, déconstruire les mythes et chercher les éventuelles réponses technologiques à cette question.
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Kristine Braden avait été prévenue. Quelques mois avant d’arriver, une connaissance lui avait signalé que la Suisse était l’un des pays les plus difficiles pour la carrière des femmes en Europe. La directrice générale de la banque Citi pour la Suisse, qui emploie 200 personnes à Genève et le même nombre à Zurich, en poste depuis trois ans désormais, ne s’est pas découragée. Il faut dire qu’on lui avait déjà fait le coup.
Lorsqu’elle officiait pour Citi aux Philippines, un collègue lui avait dit: «Surtout, ne va pas travailler à Taïwan, les femmes ne peuvent pas participer à la vie sociale après le travail.» Quand son chef tente de l’envoyer à Taipei, peu de temps après cet avertissement, celle qui «adore» le réseautage s’inquiète. Quand la nouvelle venue arrive à sa première réunion, c’est l’étonnement: «Tout le management était constitué de femmes!» raconte la banquière.
Meilleure compagnie
Pas de telle surprise en Suisse, où les femmes apparaissent rares au sommet de la hiérarchie, particulièrement dans les banques. «Le pays pointe au 26e rang de l’indice du plafond de verre de The Economist. Juste avant la Turquie et le Japon. Franchement, il y a mieux comme compagnie que ces pays très conservateurs», glisse-t-elle. Ce n’est pas qu’une histoire de chiffres. «Ici, on dirait presque que les femmes doivent renoncer à avoir des enfants pour faire une carrière. Mais c’est un choix horrible!»
Celle qui compare souvent avec l’Asie, plus qu’avec son pays natal, les Etats-Unis, qu’elle a quitté à 23 ans, avait déjà vécu un premier choc en arrivant sur le Vieux Continent à Londres. Après quatorze ans à Hongkong et aux Philippines, elle s’installe à Londres en 2012 toujours pour Citi et se rend à sa première réunion sans idée préconçue et se retrouve la seule femme. «Je ne m’y attendais pas. En Asie, les femmes représentent 40% des postes de direction dans la finance.» Ni une ni deux, elle va voir les responsables de la banque pour discuter avec eux de la manière d’améliorer la situation et se dit «incroyablement inspirée» et «encouragée» en voyant leur volonté de s’impliquer.
Engagée dès le début
Son engagement se poursuit en Suisse. Quelques mois après sa nomination à Zurich, elle coorganise une table ronde avec le High Level Panel de l’ONU où elle rencontre Simona Scarpaleggia, directrice générale d’Ikea Suisse. Cette dernière l’introduit à l’association Advance, qu’elle préside à ce moment-là, et qui promeut la carrière des femmes. Lors d’une discussion sur ce qu’il faudrait pour faire une différence en Suisse, une idée émerge: pousser les patrons à s’engager à prendre des mesures. «Nous voulons qu’ils soient libres dans leur choix, qu’il s’agisse d’objectifs, de programmes.» Mais ils doivent le faire publiquement tout en reconnaissant l’importance de l’égalité des genres dans l’entreprise. Depuis, une soixantaine de directeurs ont signé et Kristine Braden est devenue présidente d’Advance.
Kristine Braden fait une pause et sourit, comme souvent. «Le monde est rempli de mythologie. Je veux être une briseuse de mythes.» Briseuse, mais toujours avec douceur. Celle qui ne s’énerve «pas plus d’une fois par année» – «jamais», d’après une collègue – rappelle que «pendant trop longtemps, les seuls métiers que les femmes étaient autorisées à faire étaient infirmière, secrétaire ou maîtresse d’école. Ce système de croyance doit changer», souligne-t-elle. D’autant que l’aspect culturel est important: «En Russie, les femmes sont très présentes dans les banques parce qu’historiquement, les finances représentent leur rôle. On voit donc bien le poids des constructions sociales et économiques.»
International ou rien
A commencer par ses propres croyances. Chez elle, ça n’a jamais vraiment été le problème. Elle est le genre à savoir exactement ce qu’elle veut. Elle grandit entre la Californie et le Connecticut en sachant qu’elle veut faire une carrière internationale. Le domaine a moins d’importance que l’idée de voir le monde. Elle se penche sur les possibilités qu’offre le département d’Etat américain. Mais c’est son père qui la pousse vers la finance. La jeune femme fait un stage chez Deutsche Bank, l’expérience la plus «épuisante et la plus inspirante» qu’elle ait effectuée jusque-là.
Suffisant pour la convaincre de se lancer et de rejoindre Citi dans un programme international de deux ans qui l’emmène en République dominicaine, aux Philippines, à Hongkong et au Caire, alors qu’elle a 23 ans et vient juste de se marier. Toujours pour la banque américaine, elle s’installe à Hongkong, où elle reste dix ans, adopte deux enfants chinois, aujourd’hui âgés de 16 et de 20 ans, avant de passer quatre ans aux Philippines. Son mari, qui a choisi d’être infirmier en pédiatrie plutôt que médecin «pour passer plus de temps avec les enfants», trouve du travail partout, mais c’est lui qui s’arrête de travailler lorsque les enfants arrivent.
Défenseuse, pas militante
Elle a beau s’impliquer, il ne faut pas dire à Kristine Braden qu’elle est féministe. «Défenseuse des femmes, oui, mais le mot féministe me semble trop lié au militantisme. Ce n’est pas mon cas, j’essaie de changer le système de l’intérieur.» En étant le plus inclusive possible, en convainquant, en luttant contre les biais, en améliorant le système des promotions, en offrant des congés parentaux. Tout sauf le combat frontal et les mesures coup de poing. La responsable privilégie la finesse dans l’attitude, elle se retrouve aussi dans le raisonnement: «Souvent, une injustice vient de 1000 petites décisions qui sont mauvaises, mais pas d’une seule qui serait grande et évidente. Je veux me battre contre ces 1000 petites décisions qui empêchent les femmes d’arriver au sommet.» On se dit qu’elle aurait pu être diplomate. Et qu’elle rentre bien dans l’esprit suisse du consensus. Elle souligne d’ailleurs «cette capacité des Européens à se mettre d’accord, là où les Américains passent directement au procès».
Il est 9h. Kristine Braden file à son prochain rendez-vous, l’assemblée générale de l’Association des banques étrangères en Suisse, dont elle est vice-présidente. Elle figure aussi au conseil d’administration de l’Association suisse des banquiers, où elle est de nouveau la seule femme. Et même la première à y être entrée en plus de cent ans d’existence.
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