Le sujet est devenu récurrent entre routardes de la mode dès qu’elles se croisent en marge d’un défilé. Dans ce haut lieu du badinage, les voix se font graves à l’évocation d’une énième connaissance devenue «bizarre» depuis qu’elle pratique le yoga kundalini, ne postant plus que «des messages mystico-new age qui font un peu peur sur son Instagram», ou « toute triste alors qu’elle était si solaire»... Tandis que la presse mode produit des articles élogieux à la chaîne: «Le kundalini, la pratique d’éveil à soi qui cartonne». «Kundalini, une pratique puissante bouleversant la vie de ses adeptes»… Jamais un courant de yoga – qui se pratique jusqu’à Vevey – n’a fait autant jaser.

Il faut dire que, vu de l’extérieur, il est très folklorique. Dans les cours collectifs, il se pratique en blanc, la tête si possible enturbannée pour «conserver la chaleur spirituelle», sur une peau de mouton. Il s’agit d’exécuter des postures spécifiques en récitant des mantras en gurmukhi (la langue des sikhs du Pendjab), avant de se relaxer au son du gong. Et les promesses de bienfaits sont mirifiques, allant de la stimulation des «systèmes d’auto-guérison» à l’élargissement de la «conscience» et de la «sagesse intérieure», selon le site de la Fédération française de kundalini. Ce yoga aurait même «connu des siècles de transmission secrète de maîtres à disciples soigneusement sélectionnés»…

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Une pratique pas si millénaire

L’engouement pour la kundalini fait rage alors que 300 millions de personnes se sont entichées du yoga à travers le monde. Plus qu’un sport, une philosophie pour beaucoup, le yoga a désormais ses festivals, ses magazines, ses chaînes YouTube, et même sa filière touristique, qui propose des «yoga retreats» de Bali à Rishikesh, en Inde, où les ashrams jouent des coudes pour accueillir les Occidentaux par charters entiers, venus chercher l’éveil, voire se former à l’enseignement en rêvant d’une vie plus zen.

Certains surnomment cette ville le Disneyland du yoga. Hatha, ashtanga, vinyasa… le yoga a également ses courants spécifiques, et si nombre de yogis (ses pratiquants) affirment s’adonner à une discipline millénaire, les étirements qu’ils enchaînent ne datent pourtant que du XXe siècle et sont largement inspirés de la gym suédoise, et même du culturisme, comme le raconte la journaliste et professeure de yoga Marie Kock dans un essai fascinant sur l’histoire de la mondialisation de cette discipline: Yoga, une histoire-monde (Ed. La Découverte). «Le yoga millénaire était une école de philosophie pour accéder à la délivrance et échapper à l’illusion du monde, alors que le yoga pratiqué aujourd’hui a été repensé, parfois directement pour l’Occident, afin de travailler tout le corps dans une durée précise, explique-t-elle. Mais plus le yoga se mondialise, plus apparaissent des puristes qui nourrissent un fantasme d’authenticité et de pratique originelle.»

Ces derniers se tournent vers des formes de yoga moins posturales et plus dévotionnelles, comme la kundalini… même si cette «authenticité» est somme toute très récente. La kundalini a été conceptualisée à la fin des années 60 par un gourou appelé Yogi Bhajan, qui aimait raconter aux médias être descendu dans une grotte de l’Himalaya par hélicoptère et s’être agenouillé trois jours avant que le maître yogi caché au fond de celle-ci accepte de la lui enseigner. Il aurait également permis à des hippies de se sevrer de la drogue grâce à son programme de désintoxication du corps et de l’esprit au début des années 70.

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Yogi Tea, c’est lui

«C’est un yoga avec des mouvements répétitifs qui sollicitent énormément la respiration et font hyperventiler. Résultat, on plane vite et l’on peut se retrouver dans un état second sans trop bouger, précise Sophie Tunnicliffe, coach sportive et enseignante de yoga depuis vingt ans. Moi, je trouve cela dangereux car il n’y a pas de logique physiologique, ça ne va pas crescendo. Mais beaucoup de gens sont à la recherche de sensations fortes actuellement, dans tous les sports. Et Yogi Bhajan a eu du succès car il a su remplacer une addiction par une autre, plus saine.»

Il a également amassé une fortune en créant un empire. A sa mort, en 2004, le New York Times rappelait ainsi les faits d’armes de ce «boss des mondes spirituels et capitalistes»: ex-agent des douanes en Inde, il se lie avec des sénateurs, des gouverneurs et des stars hollywoodiennes en débarquant aux Etats-Unis, fonde le culte religieux Sikh Dharma, crée une entreprise de sécurité privée rapidement millionnaire, mais aussi des produits de consommation, dont les tisanes Yogi Tea, désormais vendues dans tous les magasins bios. Sans oublier une maison d’édition d’ouvrages ésotériques (Golden Temple). «Il demandait à ses disciples de travailler douze heures par jour contre de bas salaires et des régimes alimentaires stricts […] Ses partisans disent que ses restrictions modifient leur vie de manière positive et que tous les sacrifices sont volontaires», précisait aussi le quotidien en 2004.

Il aimait former des couples en prétendant déceler les compatibilités énergétiques… A son décès, associés et héritiers ferraillent en justice pour prendre le contrôle de 3H0, son organisation internationale active jusqu’en Suisse et même représentée à l’ONU.

Hypocondrie spirituelle et physique

Un blog américain, The Wacko World of Yogi Bhajan, compile également des témoignages d’anciens adeptes du gourou, qui évoquent une pratique obsessionnelle: «Yogi Bhajan signalait sans cesse nos défauts à corriger et continuait à dire comment nous souffririons si nous ne nous protégions pas avec le yoga kundalini et les mantras magiques. Nous sommes devenus des hypocondriaques spirituels et physiques […] Marcher, parler, dormir, conduire, éduquer ses enfants, se soigner et même avoir des relations sexuelles devait être pratiqué d’une certaine manière, sinon nous en subirions les conséquences.»

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Que reste-t-il de cette grande époque? «Un yoga très codifié qui se donne des airs de communauté spirituelle bien plus que tous les autres yogas avant lui, communauté qui veut être reconnue comme telle», constate Marie Kock. C’est un yoga dans lequel «on peut tomber», mais comme on peut tomber dans beaucoup d’autres, souligne Caroline Nizard, chercheuse à l’Institut d’histoire et anthropologie des religions de l’Université de Lausanne, qui s’est immergée cinq ans auprès de nombreux yogis pour sa thèse: «Il existe plusieurs pratiquants, entre ceux qui cherchent un yoga bien-être pour des problèmes de dos ou de stress et ceux qui vont loin dans le changement de vie, en adoptant une alimentation restrictive, une pratique intensive, et en défendant une spiritualité qui existe déjà dans les textes anciens, en dehors de la kundalini. Et cette dimension-là est en plein boom car les adeptes du yoga ont généralement la quarantaine et sont souvent en crise après une maladie, un deuil, un divorce, un burn-out… Ils cherchent à répondre à des questions existentielles et trouvent dans le yoga une forme d’ascèse qui est la même que celle du sport pratiqué à haut niveau ou de la religion pieuse.»

Dans le yoga kundalini, d’ailleurs, comme dans le yoga shivananda, on peut même acquérir un nouveau nom de baptême. Et tellement tourner le dos à son ancienne vie que l’entourage s’inquiète…