«Si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que cela serait interdit.» La phrase de Coluche fait le miel des abstentionnistes, premier parti de France selon les chiffres publiés au lendemain des régionales du 6 décembre: 49,1%, soit un Français sur deux.
Sachant qu’en général l’abstention profite au courant politique qui a le vent en poupe, en l’occurrence le FN, les autres partis encore en lice multiplient depuis dimanche les appels au vote. Le ton pour convaincre ces non-électeurs est tantôt séducteur, tantôt culpabilisant («bafouer un droit pour lequel d’autres sont morts»). Il a même pu être lyrique à l’image du tweet posté le 2 décembre par Christiane Taubira: «Ton vote? La part du colibri! Une goutte d’eau transportée par le bec et qui s’ajoute à une autre: sa part pour éteindre l’incendie.» Une élégante manière de dire que ne pas voter, c’est voter FN.
Mais personne encore n’avait osé la diatribe. C’est arrivé lundi matin. Dans sa chronique sur Europe 1, le philosophe Raphaël Enthoven s’en prend violemment à ceux qu’il décrit comme des «fainéants», «des ingrats», «des snobs», «des malhonnêtes», «des enfants gâtés», «des gagne-petit qui veulent des droits sans devoirs». Pour le chroniqueur, l’abstention est surtout «l’indice d’une inquiétante nullité du corps électoral» plus encore que celle de l’inanité de la classe politique. Sa chronique se termine par un slogan: «L’abstention, piège à cons», en référence au fameux «Elections, piège à cons», lancé par Sartre.
Voter, c’est se comporter en enfant
Le matin même sur France Inter, l’humoriste Charline Vanhoenacker démontrait, sur un ton badin, la raison pour laquelle la moitié de la France était une cible facile: un abstentionniste est un non-électeur, donc un absent, et les absents ont toujours tort. D’où son dicton du jour, jugé méprisant à l’égard de ceux qui ont mis un bulletin FN dans l’urne: «Un con qui vote aura toujours plus de poids que deux intellectuels qui s’abstiennent.»
Si Raphaël Enthoven n’a pas convaincu toute la twittosphère, il a réussi un joli coup: faire sortir les abstentionnistes de leur silence. Le premier à dégainer a été Guillaume Quintin sur son blog de Mediapart. Il rappelle qu’en France, voter est un droit. «Un droit, ça veut dire que j’ai la faculté de choisir de l’exercer… ou pas!» Un abstentionniste est donc un citoyen à part entière.
Le second, Paul Douard, explique sur le site Vice pourquoi il ne se déplace plus: «Voter est devenu une manière de se délester de toute responsabilité […] Voter fait de nous des enfants qui attendent tout des autres, qui se plaignent en permanence mais sont incapables de bouger, préférant attendre les prochaines élections.» Pour lui, il existe d’autres moyens de tisser la société à laquelle il croit: le réseau associatif, par exemple.
Utile, c’est-à-dire moins pire
Les abstentionnistes, dont le profil est tout sauf homogène, intéressent aussi les médias, qui se demandent: «Mais qu’est-ce qu’ils veulent?» Plusieurs raisons motivent leur non-choix: le manque d’appétit ou de connaissance de la chose publique; la lassitude ou l’écœurement face à une classe politique qui répète les mêmes erreurs et préoccupée surtout par le maintien de ses privilèges; l’impuissance des élus à changer le cours des choses, le vrai pouvoir étant ailleurs.
Pour beaucoup, voter n’est qu’une illusion démocratique quand il ne reste plus que le «vote utile», celui du moins pire. Ne pas exercer ce droit, est-ce une faute républicaine? comme le sous-entend Raphaël Enthoven. Il y aurait pourtant un moyen d’échapper à la peste et au choléra. Sur Twitter, l’aschtag #VoteBlanc connaît un succès croissant. Ceux qui l’utilisent demandent deux choses: que le vote blanc soit compté comme suffrage exprimé et qu’il puisse invalider une candidature s’il devait obtenir une majorité de 50% + 1. Une manière plus citoyenne de faire parler les sondages.