Le Temps: Votre parfum Ambre Russe est un des rares parfums actuels à contenir de l’ambre gris naturel. Pourquoi, selon vous, les autres parfumeurs n’en utilisent-ils plus?

Marc-Antoine Corticchiato: Je ne pense pas être le seul à utiliser de l’ambre gris même s’il est vrai que cela est de plus en plus rare. L’ambre gris n’est pratiquement plus utilisé pour plusieurs raisons. Il coûte cher. C’est une matière première d’origine animale, ce qui est de moins en moins bien vu par le public. Il peut aussi être en partie – je dis bien «en partie» – reconstitué olfactivement à moindre coût grâce à des matières premières de synthèse. Bon nombre de sociétés refusent aujourd’hui l’utilisation de ­matières premières d’origine animale pour être politiquement correctes. Cela devient même un argument marketing laissant entendre qu’on ne fait pas de mal aux animaux. C’est ridicule dans le cas de l’ambre gris puisque c’est une déjection naturelle du cachalot. Plus il y a de cachalots vivants, plus il y a d’ambre gris.

Il n’est donc pas interdit d’utiliser de l’ambre gris en parfumerie?

Non, l’ambre gris n’est pas interdit! On peut toujours l’utiliser. Il suffit d’y mettre le prix mais il est de plus en plus difficile d’en trouver. Ces blocs d’ambre gris ne peuvent pas être utilisés en l’état. Ils nécessitent une transformation qui s’opère après une longue macération. Ce n’est pas très intéressant économiquement pour les fournisseurs comme pour les parfumeurs. L’utilisation de cet extrait dans ma parfumerie découle de ma passion pour la matière naturelle. Je suis avant tout animé par une curiosité olfactive, artistique et intellectuelle.

Quelle place tient l’ambre gris dans la construction de votre parfum?

Techniquement, l’ambre gris intervient dans un parfum en note de fond. Ambre Russe aurait pu être ­composé sans ambre gris naturel mais j’aime créer dans l’excès, jusqu’à obtenir une certaine «saturation» d’une note, d’un accord. Je voulais de l’ambre gris naturel car l’ambre vient donner de la sensualité, de la chaleur, de la ténacité, et un côté animal avec cette facette «fauve», qui restent inégalables. On peut travailler un parfum sans matière première animale mais celle-ci va donner de la nuance, de la profondeur, voire de l’érotisme, de la luxure.

Comment décririez-vous son odeur «à nu»?

Le bloc d’ambre gris, quand il vient d’être rejeté par le cachalot, présente une note plutôt désagréable car organique, sale. Ce n’est qu’après exposition pendant des mois, voire des années, à la lumière et au milieu marin qu’il exhale sa fameuse note chaude ambrée. Il ne pourra pas encore être utilisé en l’état pour la parfumerie. Il faudra procéder à une longue macération pour obtenir un extrait liquide. Les extraits peuvent être différents les uns des autres. Au départ, il y a un côté surprenant, voire décevant, même légèrement fécal. Ensuite, apparaît une note marine naturelle, un côté iodé. Plus tard, en fond, cette fameuse note ambrée qui se développe dans le temps pour prendre toute sa place. Elle est chaude, sensuelle, presque fourrure avec parfois des accents fleuris ou même de tabac. C’est là que résident tout l’intérêt et la beauté de la note de l’ambre gris.

Vous dites être attiré par l’ambre gris également pour son côté intellectuel…

C’est toute son utilisation ancestrale qui m’attire. Son appellation. Le fait qu’on l’appelait «ambre gris» parce que les premiers pêcheurs qui ont trouvé ces blocs sur les rivages ont remarqué qu’en les jetant dans le feu, ces blocs prenaient la couleur orangée de l’ambre, la résine fossilisée utilisée en bijouterie. Et puis, il y a cette odeur tout à fait extraordinaire qui n’est pas délivrée aisément du fait du cheminement incroyable de ce bloc sécrété d’abord par le cachalot jusqu’à l’infusion d’ambre gris utilisée depuis très longtemps en parfumerie. C’est magique! Cela dit, je peux comprendre que la plupart des gens s’en désintéressent parce qu’il est cher, difficilement trouvable, alors que son effet est subtil.

La chimie offre-t-elle plus d’amplitude que la nature au parfumeur?

Oui, c’est vrai. Les matières premières de synthèse offrent un plus grand nombre d’odeurs. Mais naturel et synthèse sont en fait complémentaires, c’est d’ailleurs ce qui a donné naissance à la parfumerie moderne, qui date de plus d’un siècle grâce au parfumeur François Coty. Je suis un fan du naturel, et toute ma parfumerie tourne autour de ces notes, mais il faut arrêter d’opposer synthèse et naturel. Les molécules de synthèse peuvent remplacer le naturel pour des raisons écologiques (protection de végétaux ou d’animaux), légales (globalement il y a plus de molécules allergisantes dans les matières naturelles), artistiques (la synthèse venant étendre la palette du parfumeur). Enfin, certaines matières de synthèse permettent d’apporter techniquement des effets particuliers: un sillage, une ténacité, l’«éclatement» d’une formule. Mais les notes naturelles apportent des éléments irremplaçables: des odeurs facettées, de la «naturalité», une profondeur, un luxe… Là où il y a dérive, c’est quand on a des parfums qui ne contiennent pratiquement plus de matières naturelles simplement pour des raisons de coûts. Un beau parfum, c’est un mariage de belles matières premières naturelles avec de belles matières premières de synthèse et bien entendu de la technicité et surtout de la créativité.

L’ambre gris peut-il réellement être remplacé?

Oui, mais pas complètement. On peut obtenir des choses intéressantes avec des molécules de synthèse comme l’ambroxan, qui présente une note ambrée, moderne, très jolie, très appréciée du grand public. On peut l’associer à d’autres matières premières de synthèse ou naturelles comme, par exemple, un extrait de ciste. L’ambre gris apportera un plus, une richesse olfactive, un moelleux

A remplacer le naturel par la synthèse, le parfum ne risque-t-il pas de perdre une partie de son caractère sacré?

Il perd en effet une partie de son sacré mais le grand public a-t-il toujours envie de ce sacré? La matière première naturelle noble n’est pas toujours à la mode, vous savez. C’est parfois plus compliqué de vendre des parfums très riches en naturel, très opulents. Mais cela ne m’empêche pas de vouloir laisser la part belle au naturel dans mes créations pour avoir une parfumerie avec de la matière, du volume, du relief, une parfumerie vivante.