Christ a-t-il vraiment voulu un clergé mâle? Cette question, on ne l'attend pas sous la plume d'un hiérarque catholique. Les fidèles qui sortaient de la messe dimanche à Boston l'ont pourtant lue dans l'éditorial de The Pilot, l'organe de l'archidiocèse. Une édition spéciale, distribuée dans les églises, avait été tirée à 100 000 exemplaires. Pour les catholiques américains, dans ce fief qui a donné au pays l'unique président de leur confession (John Fitzgerald Kennedy), c'est le plus clair symptôme du pire tourment de l'histoire de leur Eglise.
La pédophilie dans la prêtrise est un problème douloureux et récurrent. Mais aux Etats-Unis depuis le début de l'année, d'une côte à l'autre, c'est une réalité et une rumeur dévastatrices. La vague s'est levée quand le Boston Globe, le grand quotidien de Nouvelle Angleterre, a révélé que le père John Geoghan, un prêtre convaincu de pratiques pédophiles obsessionnelles, avait bénéficié pendant 30 ans de la protection de sa hiérarchie, et en particulier de l'archevêque Bernard Law, un cardinal conservateur très proche du Vatican. A quatre reprises, après que des familles avaient dénoncé ses abus sexuels sur des enfants et des adolescents, John Geoghan avait simplement été déplacé d'une paroisse à une autre. L'Eglise faisait ainsi ce qu'elle avait toujours fait: étouffer le scandale en négociant avec les plaignants des dédommagements substantiels. Elle pouvait le faire parce que dans la plupart des Etats, au nom du 1er amendement de la Constitution (libertés), de la séparation du spirituel et du temporel, l'église n'est pas tenue de dénoncer un crime à la police. On estime qu'en une vingtaine d'années la hiérarchie a ainsi effacé les péchés des prêtres un millier de fois, et que ça lui a coûté à peu près 100 millions de dollars.
Mais John Geoghan, qui purge maintenant une peine de 9 à 10 ans de prison, a fait sauter cette digue. Les bouches s'ouvrent à Boston. En une trentaine d'années de prêtrise, le père semble avoir abusé de plus de 130 garçons. Et le cardinal Law, forcément, savait. Quand une nouvelle inconduite de celui qu'il appelait familièrement Jack lui était rapportée, il écrivait à la famille pour annoncer qu'il allait sévir; mais dans le même temps, il confirmait à Geoghan sa confiance en lui confiant une autre paroisse. L'un des épisodes les plus sordides de la carrière du prêtre est raconté par Patrick McSorley, qui a aujourd'hui 27 ans. En 1986, ayant appris le suicide du père McSorley, John Geoghan avait rendu visite à la famille et emmené Patrick manger une glace. Sur le chemin du retour, le prêtre ne conduisait que d'une main. L'autre était dans la culotte de l'enfant.
Devant le scandale, l'archevêque semble n'avoir pas entendu les appels à la démission. Mais les plaintes pénales pleuvent comme grêle sur son église, qui s'est déjà engagée à verser près de 45 millions de dollars alors qu'elle doit faire face à des dizaines d'autres actions en justice.
Et surtout, à partir du terrible accroc de Boston, un voile s'est déchiré sur l'ensemble du pays. En Floride, Mgr Anthony O'Connell, évêque de Palm Beach, a dû démissionner après la révélation d'un abus sexuel commis il y a un quart de siècle contre un étudiant dans un séminaire du Missouri, où l'affaire avait été réglée discrètement il y a cinq ans par le versement de 125 000 dollars. Cela n'avait pas empêché le Vatican de nommer O'Connell en 1999 à Palm Beach. Il y remplaçait un évêque qui avait dû se retirer après des attouchements sur des enfants…
A Los Angeles, le cardinal Roger Mahony vient de démettre une douzaine de prêtres en Californie du Sud, et il réunit tout son clergé dans des ateliers contre «le mal scandaleux des abus sur les enfants». A Brooklyn, l'évêque Thomas Daily est accusé d'avoir dissimulé à deux reprises les inconduites de plusieurs de ses prêtres, et l'archevêque de New York lui-même, Edward Egan, se voit reprocher de l'avoir fait aussi quand il était en poste dans le Massachusetts.
Cette avalanche, naturellement, blesse les prêtres chastes, les plus nombreux. Ils n'osent plus être seuls avec un enfant ou un adolescent. Ils sentent rôder le soupçon autour d'eux, y compris de la part de leur hiérarchie, qui tente maintenant d'endiguer le scandale en resserrant la discipline et en introduisant, comme vient de le faire Mgr Law à Boston, une politique de «tolérance zéro»: désormais, l'archevêché dénoncera tous les abus aux autorités, et elle vient de livrer une liste de 80 noms de prêtres qui ont eu des «problèmes» au cours du dernier demi-siècle.
Et le cardinal a autorisé la publication cette semaine de l'éditorial de The Pilot, écrit par l'un de ses proches, Mgr Peter Conley. Ce n'est pas une mise en cause de la position de l'église sur le célibat des prêtres, mais c'est une manière de faire apparaître, au cœur même de l'église, que les fidèles commencent à se poser beaucoup de questions. L'intransigeance sexuelle du Vatican entraîne en Occident le recul dramatique des vocations, qui ouvre davantage la porte aux hommes attirés dans la prêtrise par le pouvoir qu'elle procure sur des enfants. L'église encourage aussi de cette façon un amalgame inquiétant entre homosexualité et pédophilie. Alors, demandent les fidèles dont The Pilot se fait le porte-parole, pourquoi imposer aux prêtres la solitude sexuelle? Et pourquoi pas des prêtresses? Que voulait Christ, vraiment?