L’amour jusqu’à la mort

Sexualité Longtemps ignoré, le désir sexuel des personnes âgées ne s’arrête pas lorsqu’elles franchissent la porte des EMS

Les pulsions s’expriment parfois de façon brutale

Des institutions ont recours à l’assistance sexuelle

A l’âge de 74 ans, Daniel* rend visite à une prostituée aux Pâquis au moins une fois par mois, depuis vingt-cinq ans. Son entrée en EMS en décembre n’y a rien changé. Ses pulsions sexuelles se sont invitées dans la vie de l’institution avec la réception d’une facture pour le moins inhabituelle: près de 8000 francs d’appels vers des numéros roses. Pris d’une envie irrépressible, Daniel avait passé deux nuits au téléphone.

La première fois qu’il a fait l’amour, raconte-t-il, c’était avec sa première femme, il avait 26 ans. «J’aurais mieux fait de commencer plus tôt. Mais quand j’étais jeune, j’étais pas mal complexé et timide. Et mon père m’avait foutu la trouille des filles. Il ne voulait pas que j’en ramène une enceinte. Aujourd’hui, je rattrape le temps perdu.»

Avec l’âge, dit-il, il se sent plus libre. Ses rapports tarifés se déroulent souvent selon le même scénario: «D’abord je m’occupe d’elle. Puis elle s’occupe de moi.» Une récente opération de la prostate a rendu l’érection et la pénétration plus difficiles, mais n’altère pas le désir qu’il éprouve à la vue de «poitrines généreuses et de belles fesses». Jeunes, de préférence: «Je ne pourrais pas avec une femme de mon âge.»

Longtemps passée sous silence, la sexualité des personnes âgées prend de plus en plus de place au sein d’établissements qui promettent à leur résident l’épanouissement personnel. «Lorsque j’ai commencé, il y a 25 ans, on passait en revue tous les besoins des personnes âgées. La sexualité n’y figurait pas», relève Thierry Daviaud. Infirmier à la Maison de Vessy, à Genève, il est responsable des questions liées à la sexualité de ses résidents.

Avec l’arrivée d’une nouvelle génération qui a connu mai 68, quelques verrous ont sauté. Lorsque le personnel de l’établissement où il compte finir ses jours lui a suggéré les services d’une assistante sexuelle, Daniel a fait des yeux ronds. «Je ne savais pas que ça existait. Bien sûr que ça m’intéresse. Pour le jour où je ne pourrai plus sortir d’ici.»

«Mon client le plus âgé a 88 ans et je peux vous assurer que tout fonctionne très bien», dit Judith face à un public d’étudiants aux mines incrédules. Judith est assistante sexuelle. Une activité parallèle, qu’elle exerce depuis cinq ans, à côté de son travail de traductrice et de professeur d’allemand. Ce jeudi, la Haute Ecole de travail social (HETS) à Genève l’a mandatée pour parler de son activité devant une classe de première année. «Que faites-vous au juste?» demande une jeune femme. «Du sexe tarifé. Une prestation dure en général environ une heure et coûte 150 francs, ça va des caresses au rapport génital. Je n’offre pas l’amour. J’offre un peu d’amour, beaucoup de plaisir, parfois du soulagement.» «C’est un sujet extrêmement tabou, explique Ulrike Armbruster Elatifi, chargée d’enseignement à la HETS. Notre but est que nos étudiants, qui travailleront peut-être dans des EMS, prennent conscience qu’ils pourront être confrontés à la nudité et à la sexualité des personnes âgées. Et qu’ils se débarrassent de leurs préjugés», ajoute l’enseignante.

Un argument qu’elle devra répéter devant l’étonnement d’une étudiante, qui se demande bien ce que l’intervention d’une assistante sexuelle vient faire dans le cursus. «Je ne suis pas spécialiste des personnes âgées, rétorque Judith. Mais je serai amenée à travailler de plus en plus dans des EMS. Les institutions commencent vraiment à changer.»

Le harcèlement du personnel médical constitue le principal déclencheur au sein des EMS, pour prendre en compte les pulsions de leurs résidents. Lesquelles, sous l’effet de démences, peuvent s’exprimer de manière brutale. «Lorsqu’une personne perd ses facultés mentales, ses garde-fous tombent», souligne Ursula Carretero, infirmière à l’EMS de Val Fleuri, à Genève. L’intimité forcée des soins quotidiens crée un terrain propice aux glissements.

La première fois qu’elle en a fait l’expérience, à ses débuts en gérontologie, Ursula Carretero a eu un choc. Elle entre dans la chambre d’une résidente, «une petite dame de 92 ans, toujours très coquette avec son sac sur l’épaule». La dame se précipite sur elle en criant: «Toi, je te veux, tout de suite!» «Comme la plupart des gens, je n’imaginais pas que les personnes âgées pouvaient penser à cela!»

Depuis, elle en a vu d’autres. Des remarques crues, parfois violentes, des «je veux te baiser» lancés lors d’une toilette intime et pléthore de mains aux fesses. «Je me suis fait coincer deux fois dans un ascenseur.» Ursula Carretero s’est donc mis en tête de briser le silence qui entoure «la chose» au sein des équipes de soins. La première réaction d’un soignant, dit-elle, c’est souvent de se taire et de se demander ce qu’il a bien pu faire de faux. «Il faut pourtant en parler, car l’expression d’une pulsion sexuelle peut révéler tout autre chose, comme une maladie.» Dans certains cas jugés pathologiques, lorsque l’individu ne possède plus l’entier de sa capacité de discernement, le personnel soignant opte pour des neuroleptiques.

Il est arrivé à Ursula Carretero de lire des histoires érotiques à l’une des résidentes à qui la vue faisait défaut, ou de fournir des sexe toys à une autre. Par le passé, l’EMS de Val Fleuri a fait appel à des assistantes sexuelles à deux reprises, à la demande de résidents. Pendant quelque temps, une prostituée pouvait rendre visite à l’un d’entre eux dans sa chambre. «On ne peut pas prétendre garantir aux personnes de vivre selon leurs désirs et en même temps nier leur sexualité. Lorsqu’on est âgé, on est seul. On n’est touché plus que d’une manière utile. L’être humain a besoin d’autre chose pour sentir qu’il fait encore partie de l’humanité», souligne l’infirmière.

On les a d’abord appelés les caresseurs. En 2004, les premiers assistants sexuels ne devaient prodiguer que des attouchements, des massages et des conseils à des personnes handicapées. Le coït était exclu. Aujourd’hui, les assistants sont libres de prodiguer les gestes qu’ils souhaitent, en se mettant d’accord avec leurs bénéficiaires lors d’une première entrevue. Judith considère son activité comme un «travail du sexe spécialisé». Il y a quinze ans, elle exerçait dans des salons de massage. «Les besoins sexuels sont les mêmes pour tous mes clients, qu’ils soient valides, handicapés ou âgés. Seul le rythme change, ou les priorités. Avec l’âge, je remarque que la pénétration a moins d’importance pour les hommes.» Face aux corps déformés par le handicap ou abîmés par l’âge, elle n’éprouve aucun sentiment de rejet. «Je ne pourrais pas sinon. J’aime le faire et j’en suis capable. Et si ce n’était pas moi, qui le ferait à l’heure actuelle?» En Suisse romande, seule une poignée d’assistants sexuels, formés aux gestes pour déplacer les personnes entravées dans leur mobilité, exercent. Trop peu pour répondre à la demande potentielle, qui ne fait qu’émerger.

Pour l’instant, Judith n’a qu’un client dans un home pour personnes âgées, aux Marronniers, à Genève. «Ça a commencé l’été dernier», raconte son directeur Joël Goldstein. «Il se masturbait frénétiquement, parfois violemment, et s’exprimait de façon de plus en plus désinhibée. Pour les aides soignants, cela devenait gênant.» De tradition juive, l’établissement est rythmé par le shabbat et les menus kasher. Une partie de son personnel et de ses résidents sont religieux. Mais, devant la nécessité, la morale s’incline. «Face aux besoins sexuels de personnes de 85 ans, on manque de prophètes pour nous dire comment agir. Nous affrontons des défis que l’humanité n’a encore jamais connus», estime Joël Goldstein.

Le directeur d’EMS songe d’abord à faire appel à une prostituée, parcourt les petites annonces, puis renonce. Il se tourne vers le réseau genevois d’assistants sexuels, qui lui présente Judith. L’ensemble du personnel est convoqué pour la rencontrer. «Il fallait démythifier l’image de la prostituée en talons et porte-jarretelles. Aujour­d’hui, Judith est acceptée dans notre établissement au même titre qu’une ostéopathe ou une coiffeuse.»

Un premier rendez-vous avec le résident a lieu en juillet 2013. Le premier acte sexuel, un mois plus tard. «Les aides-soignants l’ont déshabillé. Ils ont allumé des bougies, parfumé la chambre et mis de la musique, puis ils l’ont laissé seul avec Judith», raconte le directeur. Pour éviter toute relation directe, possible source d’attachement, un infirmier arrange les entrevues entre le vieil homme et l’assistante sexuelle. Après deux rencontres en 2013, il a demandé à la voir une fois par mois. «Depuis, remarque le directeur, il a retrouvé sa liberté d’être un individu. Il se masturbe nettement moins. Et son humour grivois s’est calmé.»

Gestes explicites et paroles crues ne sont pas l’apanage des hommes. «L’une de nos résidentes glissait souvent sa main entre les jambes d’aides-soignants», raconte Joël Goldstein. Le personnel a songé à faire appel, pour elle aussi, à un assistant sexuel. «Nous avons renoncé, car elle est mariée», souligne le directeur.

Souvent, aussi, les résidents s’occupent eux-mêmes de leur vie intime. Il n’est pas rare que des couples se forment en EMS. Ursula Carretero, de Val Fleuri, se souvient d’un homme qui traînait son mal-être dans les couloirs de l’établissement, répétant sans cesse qu’il voulait se jeter dans l’Arve. Jusqu’au jour où il s’est entiché d’une autre pensionnaire. Evaporées, les idées suicidaires. «Il s’est mis à penser à ses problèmes d’érection.»

Daniel, lui, continuera à aller aux Pâquis, aussi longtemps qu’il pourra se déplacer. Pourrait-il s’imaginer rencontrer quelqu’un dans son home? «Aujourd’hui, je ne pense pas, répond l’homme. Mais peut-être plus tard, qui sait?»

* Prénom d’emprunt