CORONAVIRUS
Les autorités exhortent à adopter une «distance sociale». Sur l’échelle du risque, chacun semble pourtant placer le curseur où bon lui semble, jugeant tour à tour les recommandations «attentistes» ou «alarmistes»

En quelques jours, tout a changé. Le malaise dans l’encadrement de la porte pour saluer les amis qui viennent boire un verre; vos coéquipières qui vous tendent leur pied en guise d’au revoir; l’appel pour tenter de convaincre vos parents septuagénaires de reporter leur visite; vos enfants dépités dont les fêtes d’anniversaire sont annulées les unes après les autres. Le coronavirus et la maladie qu’il provoque chez certains (nommée Covid-19), dont l’ampleur et les conséquences collectives sont inédites, ont un impact encore difficilement descriptible mais bien perceptible sur notre tissu social.
Cela est notamment dû au fait que sur l’échelle du risque, entre la personne qui refuse de sortir de chez elle depuis un mois et la connaissance qui insiste lourdement pour vous faire de grosses bises, chacun semble placer le curseur où bon lui semble, jugeant tour à tour les recommandations gouvernementales «attentistes», «enfin en phase avec la réalité» ou «alarmistes» (retrouvez-les ci-dessous).
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«Nous vivons actuellement une situation d’incertitude assez exceptionnelle, note Christian Staerklé, professeur de psychologie sociale à l’Unil. Elle représente une crise symbolique du vivre-ensemble qui donne lieu à différentes réactions, et donc à des malentendus: les normes et règles habituelles de la vie en communauté – celles qui ne sont pas remises en question avant qu’elles ne soient transgressées – ne s’appliquent plus. Deux facteurs jouent: d’une part, le fait que tout le monde ne dispose pas de la même information – liées notamment à la «distance sociale» à observer; d’autre part, l’attitude très variable parmi ceux qui en disposent».
A cela s’ajoute le fait que chaque annonce modifie la donne en temps réel. «Les mesures d’anticipation prises par les autorités politiques et médicales, tout comme l’agrégation des décisions individuelles de millions de citoyens, d’employés, de producteurs et de consommateurs, deviennent parties prenantes du nouveau contexte généré par l’épidémie», souligne Eric Widmer, docteur en sociologie de l’Université de Genève et membre fondateur d’Avenir Familles.
«Une coproduction naturelle et humaine»
Rien d’étonnant, selon Laurent-Henri Vignaud, historien des sciences à l’Université de Bourgogne: «Une épidémie est une coproduction naturelle et humaine, le résultat d’une interaction entre microbes et sociétés.» Les relations interpersonnelles, même entre citoyens en bonne santé, sont les premières à en pâtir. «L’histoire montre que l’épidémie et la peur qui en résulte peuvent enclencher à court terme un processus de destruction du lien social.» Celui-ci est en partie rationnel, bien que douloureux: on va, par exemple, éviter de se rendre dans l’EMS où réside une personne à risque. Mais une autre part l’est bien moins, dès lors que la psychose prend le dessus.
«Comme certaines épidémies l’ont montré à travers l’histoire, parfois le voisin ou le parent, voire tout un groupe social stigmatisé, devient un ennemi ou un danger, analyse l'historien. Les scénarios catastrophistes mettent en avant une dimension que j’appelle «hobbesienne», en référence à Thomas Hobbes [philosophe anglais du XVIIe siècle, auteur du Léviathan] à qui j’emprunte la formule «la guerre de chacun contre chacun».
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En 2020 toutefois, l’accès à l’information fiable, les appels à la responsabilité et les consignes des gouvernements changent la donne, souligne l’historien. «Pour le moment, nous encaissons très bien le choc en tant que société et il faut s’en réjouir, estime Laurent-Henri Vignaud: les communautés politique et journalistique sont (dans l’ensemble) très conscientes du danger de la manipulation des foules à cette échelle. Globalement, les individus font preuve de civisme – notamment parce que le taux de mortalité directement imputé au Covid-19 est relativement faible.»
Une opportunité, aussi
Dans une certaine mesure, le tissu social peut paradoxalement être renforcé à moyen terme par les circonstances, même en cas de distance physique imposée. Peut-être apprécie-t-on davantage un mauvais café partagé avec ses collègues sous des néons blancs après un mois de télétravail forcé. Dans un autre genre, la solidarité intergénérationnelle, par exemple, pourrait changer de direction, note le sociologue Eric Widmer. «Jusqu’à maintenant, les études montraient que les aînés apportent, en temps normal, un soutien financier et pratique très important aux jeunes générations. On verra sans doute des actes de solidarité allant des jeunes vers les aînés se développer plus systématiquement dans cette période de crise.»
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«Cette situation nous rappelle la valeur de formes d’interaction sans contact physique, souligne Christian Staerklé. En ce sens, l’épidémie peut nous inciter à être créatif: «être proche à distance» devient une exigence qui peut entrouvrir de nouvelles formes d’entraide, que cela soit par des appels téléphoniques «à l’ancienne» ou par le biais de nouvelles technologies d’appels vidéo, de chat ou d’autres formes d’interaction virtuelle.» Voire – soyons fous – épistolaires.
Isolés, mais tous ensemble
Plus globalement, les semaines qui viennent pourraient mener à une prise de conscience des dépendances profondes liant chacun à tous. «C’est un point important car, d’un point de vue sociétal, cette épidémie peut engendrer, si l’on n’y prend garde, de profondes inégalités intergénérationnelles: un jeune de 30 ans en bonne santé pourra se montrer insouciant, rappelle Eric Widmer, alors qu’une personne âgée, affaiblie ou malade y verra, à juste titre, une question de vie ou de mort. La contagion vient nous rappeler que nous ne pouvons plus penser aujourd’hui en tant qu’individu autonome – nous sommes mondialement, comme localement, interconnectés et interdépendants. En ce sens, le Covid-19 est une illustration, aussi dramatique soit-elle, du vivre-ensemble: nous sommes tous dans le même bateau.»
En matière de «distance sociale»…
…voici les recommandations de l’Office fédéral de la santé publique (au 11.03.2020) valables pour tout le monde:
«Gardez vos distances avec les autres personnes. La plupart du temps, les infections au nouveau coronavirus se produisent lors d’un contact étroit/prolongé avec une personne malade. En gardant au moins 2 mètres de distance, vous vous protégez vous-même et les personnes particulièrement à risque. Evitez de faire la bise et de serrer la main. Evitez les grands rassemblements qui ne sont pas absolument nécessaires. Lorsque vous faites la queue, gardez vos distances avec les personnes devant et derrière vous (p. ex. à la caisse, à la poste ou à la cafétéria). Pendant les réunions, laissez une chaise de libre entre les autres participants et vous. Lavez-vous régulièrement les mains, évitez de vous toucher le nez, la bouche et les yeux. Couvrez-vous le nez et la bouche quand vous toussez ou éternuez, de préférence avec un mouchoir en papier.»