«On m’appelait Maurice le rouge. Pas pour des raisons politiques, mais pour les coups de soleil», raconte Maurice Godelier à propos de son séjour chez les Baruyas de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Grand déconstructeur d’idées reçues, l’anthropologue, aujourd’hui octogénaire, était de passage pour une conférence organisée par l’Université de Genève et par la fondation Latsis. Il y réaffirmait la nécessité de reconnaître les invariants à l’œuvre dans les sociétés humaines et d’observer la manière dont l’imaginaire se transforme en faits sociaux.

Le Temps: Vous identifiez deux tendances opposées dans la «géopolitique du XXIe siècle»…

Maurice Godelier. La mondialisation, c’est un double mouvement. C’est d’une part celui, évident, de toutes les économies qui rentrent dans la logique des marchés. D’un autre côté, c’est le rejet de l’Occident, de sa domination, de ses diktats. Sur le plan culturel, cette disjonction par rapport à la domination occidentale implique d’affirmer des identités anciennes, en puisant dans des traditions qui la plupart du temps sont oubliées, mais qu’on réinvente. Avec du passé, on fait de l’avenir.

– Au lieu de l’homogénéisation culturelle qu’on décrit souvent, vous voyez un renforcement de l’altérité…

– Tout le monde porte des jeans, tout le monde se protège du froid avec des vêtements matelassés, qui sont à la base une invention chinoise… Mais ceci, ce n’est pas la profondeur des identités. En Chine, vous voyez le néoconfucianisme qui redémarre. Les gens créent des écoles confucéennes et refusent l’enseignement occidental en disant qu’il y a trop de mathématiques et pas assez de sagesse, c’est-à-dire de réflexion sur la conduite de vie…

Si on veut comprendre le monde contemporain, il faut essayer de savoir quels éléments de l’histoire des peuples sont toujours actifs. Il faudrait refondre les manuels scolaires en les recentrant sur une histoire mondiale, car les jeunes vont vivre dans ce monde-là. Ce n’est pas avec les manuels français, où on parle beaucoup de la France et un petit peu des pays voisins, qu’ils vont comprendre quoi que ce soit.

– Le fondement de toute société, dites-vous, est politico-religieux.

– Les Baruyas, chez qui j’ai vécu, avaient jeté leurs outils de pierre et adopté les machettes en acier une dizaine d’années avant mon arrivée. Je débarquais de Paris avec mes connaissances livresques et je pensais être arrivé dans la société primitive type, celle où la parenté, c’est-à-dire les clans, serait le fondement de tout. En passant des années sur le terrain, j’ai pu assister aux initiations. J’ai vu qu’on prenait simultanément tous les garçons de même âge et qu’on les alignait pour leur percer le nez et les initier indépendamment de leur appartenance à tel village ou à tel lignage.

Les différences de clan et de voisinage étaient effacées: on était en train de fabriquer des générations de guerriers et de chamans au service de l’ensemble de la société. Les rapports de parenté étaient donc non pas ignorés, mais dépassés par ces grandes initiations où toute la tribu – quelque 2000 personnes – était embarquée. En élargissant la réflexion, j’ai vu que c’était partout pareil: chez les soi-disant primitifs comme chez nous, il existe des institutions qui soumettent la parenté à un ordre global, politico-religieux, à travers lequel la société peut travailler sur elle-même et se représenter comme un tout.

– Comment se passe, concrètement, le travail de terrain?

– Je suis d’abord resté un mois tout seul dans une hutte sur un sentier dans la montagne, entre deux villages. Je mangeais ce que je pouvais, j’avais une lampe à pétrole. Les enfants des villages venaient voir le Blanc. Au bout de quelque temps, je leur ai dit: pouvez-vous demander à vos parents s’ils seraient d’accord que j’aille vivre avec eux? Après un mois, trois hommes sont venus me chercher. Je me suis construit une maison, avec l’aide de la tribu, pour faire venir ma femme et mes deux enfants. Lorsque les Baruyas m’ont demandé pourquoi j’étais là, je leur ai montré les livres que j’avais emportés et je leur ai dit: une partie de la force des Blancs se trouve dans les livres; je voudrais faire un livre avec vous, sur vous.

– Vous soulignez la nécessité de se décentrer pour comprendre l’autre et vous contestez l’idée, répandue parmi les tenants de la déconstruction la plus extrême, selon laquelle on ne pourrait rien comprendre aux sociétés d’autrui…

– J’ai passé sept ans chez les Baruyas. J’ai été dans les champs tous les jours avec les familles. J’ai fait la démographie de tous les villages, avec des schémas pour noter qui habite à côté de qui. J’ai étudié la parenté, qui s’est marié avec qui, en faisant quels enfants. J’ai été initié: je n’ai pas tout compris, on ne m’a pas tout transmis, mais on m’en a quand même dit beaucoup au sujet des mythes fondamentaux. Exceptionnellement, j’ai pu assister aux initiations des femmes, qui sont interdites aux hommes… Si vous croisez toutes ces données, si vous apprenez la langue et si vous avez de l’empathie pour les gens, vous arrivez quand même à comprendre quelque chose de leur société et vous pouvez témoigner de ce qu’ils sont.

– Le terrain, dites-vous, c’est aussi un travail sur soi…

– On est obligé de suspendre ses jugements. Chez les Baruyas, les vieux avaient été cannibales. Au départ, personne ne voulait m’en parler, parce qu’ils savaient que les Blancs n’aiment pas ça, si on peut dire… Mais c’est important d’en parler, parce que des centaines de sociétés sont passées par le cannibalisme et que les sacrifices humains ont existé dans les grandes religions. Je vais vous révéler un fait peu connu. Lorsque le peuple a pris la Bastille, en 1789, on a tué tous les officiers, on les a découpés en morceaux, puis des femmes révolutionnaires ont pris leurs morceaux d’officier et on les a mangés.

– A quoi sert aujourd’hui un anthropologue?

– Rester dans le monde académique, ça ne m’intéresse pas. Il faut que mon travail serve à la société – c’est d’ailleurs elle qui a payé mes voyages… J’ai été consulté par deux gouvernements sur les unions homosexuelles. On m’a demandé: est-ce qu’il s’agit d’un fait historique et anthropologique?

J’ai trouvé deux exemples dans mes banques de données. En Tanzanie, si une femme se retrouvait veuve sans enfants, elle pouvait épouser une autre femme, dont elle devenait juridiquement le mari; elle choisissait ensuite un amant pour cette femme, et les enfants issus de cette union étaient attribués au mari mort. C’est remarquable, parce que cela montre que la parenté est complètement sociale, mais il ne s’agit pas réellement d’homosexualité. L’autre exemple est celui des guerriers massaïs, qui se mariaient très tard. Ils combattaient jusqu’à 35 ans et pendant ce temps, ils avaient un compagnon avec lequel ils pratiquaient le coït intercrural, qui consiste à faire l’amour entre les cuisses de son amant.

J’ai donc répondu que je ne connaissais pas, dans l’histoire humaine, une institution qui établissait une union homosexuelle et qui en même temps faisait famille. En plus, j’étais complètement influencé par la psychanalyse, alors j’ai dit qu’une figure paternelle était essentielle pour se structurer. Je n’étais donc pas favorable au mariage pour tous. Ensuite, j’ai totalement changé d’avis.

J’ai rendu un rapport où je mettais en lumière les différentes lignes historiques qui aboutissaient à cette possibilité: la valorisation de l’enfance depuis Rousseau; la dépathologisation de l’homosexualité par la médecine; le fait qu’en Occident, lorsque des minorités revendiquent des droits qui ne retirent rien à la majorité, ils finissent à terme par gagner; et la découverte que les primates les plus proches de nous, les bonobos, sont bisexuels. Freud l’avait bien entendu sur son divan, mais il ne savait pas quoi en faire: je pense qu’il faut le dire aux gens, que par nature nous sommes bisexuels.


Maurice Godelier en 4 ouvrages

  • «La production des grands hommes: pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée» (Fayard, 1982)
  • «L’Idéel et le matériel: pensée, économies, sociétés» (Fayard, 1984)
  • «Au fondement des sociétés humaines: ce que nous apprend l’anthropologie» (Albin Michel, 2007)
  • «L’Imaginé, l’imaginaire et le symbolique» (CNRS Editions, 2015)