Matin tardif, dans un immeuble cossu de Genève; il faut refuser la porte principale, se glisser dans l’entresol, un atelier où l’on boit au choix du café ou de la bleue. Jonathan Delachaux n’est pas seul. Assis sur des chaises, le regard fixe, Vassili, Naïma et Johan ne manquent rien de la conversation. Ça tombe bien, on parle d’eux. Trois mannequins de pâte à modeler, grandeur nature, des yeux de verre, des perruques qui leur donnent, au mieux, l’allure d’épouvantails. «Naïma est enceinte. Une longue grossesse. Cela peut arriver à n’importe quel moment. De toute façon, son bébé sera bleu et on l’enfermera dans une cave ses treize premières années.»

Jonathan Delachaux, 36 ans, vit depuis plus de quinze ans avec ses personnages, trois modèles consentants de pure invention sur lesquels il fonde une œuvre qui emprunte autant à la peinture qu’à la performance, à la musique et au théâtre. Trois marionnettes autonomes auxquelles ceux qui passent dans la vie de Jonathan ajoutent tel détail biographique, tel rebondissement sensoriel. «Adolescent, j’ai rencontré le peintre Roman Opalka grâce à mes parents qui travaillaient dans l’art. Il m’a inspiré cette invention: des êtres qui me suivraient ma vie durant.» Il sait presque tout d’eux. Avec un ami, il vient de mettre en ligne leur univers compulsif, une bible comme on en fait pour les séries américaines, qui regroupe les aspects les moins soupçonnables du héros.

Jonathan Delachaux, il faut le préciser à ce stade, n’a pas l’air fou. Du tout. Sous sa blondeur minée, son humour venimeux, il ne confond pas ses poupées envahissantes et le reste de sa vie. Une légère timidité peut-être qui le conduit à abandonner la part la plus iconoclaste de son travail à son trio imaginaire. Comme en 2001 à New York, peu après le 11-Septembre, lorsqu’il avait décidé de faire écrire une partie de son scénario par Paul Auster. Vassili, Naïma et Johan harcelaient de courriers l’écrivain de Brooklyn. Ils se postaient ensemble devant sa maison de pierre brune, dans un minibus de location, ils jetaient devant sa porte des cartes postales.

«Finalement, j’ai donné rendez-vous à Paul Auster dans un bar près de chez lui. Il a débarqué furieux en me disant d’arrêter tout de suite. Que je lui faisais peur.» Comme toujours lorsque quelque chose se passe, Jonathan a fait de la scène une peinture. Auster de dos. Vassili, Naïma et Johan attablés qui laissent passer l’orage. Une peinture d’un réalisme obsédant, qui s’appuie sur la projection photographique. Jonathan se sert de mille techniques pour piéger ses toiles: des laques phosphorescentes dont les silhouettes cachées ne se révèlent qu’à la nuit tombée, des repentirs inversés, des faux-semblants exhumés par des labyrinthes de miroirs. La peinture de Jonathan Delachaux est un maquillage qui recouvre un masque.

Dans l’atelier, parmi les dizaines de reliques de performances, les figures caduques, reposent des instruments indiens acquis lors d’un long séjour à Bénarès où il peignait sur un toit. «La musique est mon hobby.» Jonathan, saxophoniste basse, a joué dans 100 groupes de la scène genevoise, dont les Legroup, mais aussi What’s Wrong With Us? C’est en général Vassili (il est graphiste et un peu imbu de sa personne) qui dessine les pochettes de ses disques. Un soir de vernissage à Soleure, Jonathan avait organisé un concert pour ses personnages; Johan jouait de la flûte hindoustani, Naïma du saxophone, Vassili du sitar. Leur musique doit beaucoup aux nuits passées au bord du Gange.

Jonathan Delachaux a grandi à Môtiers. Il a débarqué à Genève pour y suivre les cours de l’ESAV. «J’y ai appris une chose d’importance. Comment tendre le coin de mes toiles.» On lui a conseillé, plutôt que de s’enticher de trois personnages, avec leurs vies, leurs amours et le récit enflé de leurs hauts faits, de se focaliser sur le revers de leur costume, le grain de leur peau. L’infinitésimal plutôt que la narration à échelle 1:1. Jonathan a bien fait de n’écouter personne. Il a exposé à Paris, New York, Berlin et Genève. Il a obtenu plusieurs fois le Prix fédéral des beaux-arts. Et il a surtout pu suivre, geste après geste, une intuition précoce. L’art est la vie des autres. Au fil des ans, il a pu demander à un vrai psychanalyste genevois de suivre Naïma (elle va beaucoup mieux), à un chirurgien zurichois de trépaner Vassili et d’extraire de son crâne la pierre de la folie (il est presque guéri, merci).

Ces trois compagnons de plastiline, qu’il trimbale parfois lorsqu’il est invité à des fêtes, sont le parc d’attraction d’une existence qui ne cesse de déborder ses propres limites: «Je pense sans cesse à la mort de mes personnages. Naïma me survivra. Elle fera un tableau avec mes cendres.»

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Il a pu suivre, geste après geste, une intuition précoce. L’art est la vie des autres