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Le «stand up paddle» vit un succès exponentiel. Ramer debout, quel intérêt? Découverte, après un baptême sur le Léman, d’une félicité rousseauiste et de quelques tribus qui la déclinent, chacune à sa manière

«Ça m’a l’air passif. On doit s’ennuyer, non? Ce n’est pas du surf, il n’y a pas de vagues…» Voilà en gros ce qu’inspirent les drôles d’échassiers à trois pattes qu’on peut observer sur le Léman. Ce sont des adeptes du «stand up paddle» (SUP). Ils forment une population lacustre en nette augmentation: quelques cas isolés il y a encore cinq ans, plusieurs milliers désormais en Suisse. «On peut pratiquement multiplier les chiffres par dix chaque année, depuis quatre ans», estime un instructeur. L’engouement est similaire chez nos voisins européens.
Perplexe, on a testé. A 250 mètres de la rive, au large de Lutry, on n’entend plus rien de la rumeur des plages. Planté dans un lac d’huile, on a tout Lavaux derrière la tête. Debout sur l’eau, on trouve le bon geste. On admire les algues, belles comme des bouquets de fleurs qui montent chercher la lumière autour de sa planche. Debout sur l’eau, pagaie dans les mains, on salue des bancs de poissons. Debout sur l’eau, on se sent droit, organique et délesté. Le bonheur, rien que ça? Oui.
Ainsi donc le stand up paddle, dans sa version grand calme, n’est pas passif, il est méditatif. On ne s’ennuie pas, on se pose. Les vagues, il y en a, ou pas, et c’est cela justement qui permet toute une gamme de sensations et d’usages différents: le sportif sort quand il vente ou cherche la vitesse à la pagaie, le paddleur lambda bronze sur son plateau lacustre.
Un radeau, un bâton pour se diriger, le geste régulier, l’œil aux aguets, voilà qui doit parler à notre cerveau reptilien comme un geste ancestral. On tentera même une interprétation rousseauiste: si l’homme est un bon sauvage que la société corrompt, épuise et rend agressif, remettez-le sur sa planche de pêcheur en pagne, sur une eau de matin du monde, il retrouve illico le sourire et l’innocence.
Dans une chronologie moins lyrique, le SUP est apparu dans les années 60, à Hawaï. C’était tout à fait sportif. Mais l’avènement de surfs légers, plus petits, a rangé au placard la grande planche et sa rame avec. Le SUP est reparu sous l’impulsion du surfeur Laird Hamilton, multiple champion toutes catégories, héros herculéen qui a réutilisé la pagaie dans de très grosses vagues, en l’appuyant dans le creux des roulis comme un pivot. C’était en l’an 2000. Depuis, le SUP a repris vie notamment dans des compétitions internationales, axées sur l’agilité dans les vagues ou la vitesse à la rame (c’est alors un prodigieux exercice cardio-vasculaire). Des championnats suisses se sont tenus à Crans-près-Céligny début juillet.
Le SUP a aussi une vie d’aventure: explorer des régions sauvages ou voyager le long des côtes comme on le ferait en kayak, se faufiler dans des mangroves, descendre des rivières. En Suisse, on pratique sur les lacs et certains cours d’eau comme l’Aar ou le Rhône. Des amateurs de vagues, comme l’équipe du SUP Lavaux à Cully, sortent été comme hiver lorsque la bise et d’autres airs se prennent au sérieux. «Notre but est de montrer toutes sortes de pratiques possibles du paddle, de la promenade paisible aux «downwinds» les plus sportifs», explique Dominique Depuydt.
L’hiver, cet homme-là va casser la glace de nos lacs avec sa planche. Il voit dans le paysage suisse, montagne, neige et lacs, une sorte d’éden pour glisseurs quatre saisons, d’où vont émerger, après des champions de snowboard, des champions de la pagaie.
Malgré tout cet éventail, l’importance croissante du stand up paddle semble bien tenir à son caractère «slow». Il se décline alors en loisir aquatique en famille, avec enfant transporté sur la planche; en promenade à plusieurs ou, version la plus souvent observée, en rêverie de plancheur solitaire.
«On nous appelle souvent les Jésus», raconte Naomi Fricker, instructrice de SUP à la plage de Lutry (VD). Longtemps professeure de ski, elle pratique quotidiennement depuis deux ans. Elle pourrait aimer le SUP pour le fun qu’elle a déjà connu dans le snowboard, mais elle y trouve tout autre chose: une forme de thérapie pour le corps et l’esprit. «L’eau pousse à lâcher prise. La verticalité dynamise. Les yeux regardent loin devant. Chaque coup de rame permet d’évacuer le négatif. Je suis convaincue que le SUP est un remède à l’anxiété et aux idées noires, en plus de vous remettre le dos en place. Lorsque le lac est calme, c’est un moment de respiration pure. Je ne sens plus la frontière entre mes pieds et la planche, l’énergie qui passe là est étonnante. Je reviens différente, ouverte. Je le vérifie aussi sur les visages des gens qui pratiquent. Même après une seule heure d’essai. Partis tendus, fermés, ils reviennent du lac avec un sourire immense. C’est radical. C’est tout à fait Aloha Spirit.»
Allô, quoi? Aloha Spirit? C’est qu’Hawaï n’a pas seulement exporté le surf, la pagaie et la chemise à fleurs mais aussi la pensée positive et bienveillante, que les surfeurs colportent volontiers. Aloha (qui signifie «bonjour», «au revoir», ou «amour») dit aussi joie et énergie vitale dans le moment présent. Décidément, le stand up paddle plante sa rame au carrefour du sport, de l’aventure, du slow up et du développement personnel.
Le sport venant des Etats-Unis, il a emmené dans son sillage diverses combinaisons plus ou moins étonnantes, comme le fitness sur paddle (paddlefit) ou le yoga. Cédric Reynard, membre fondateur de l’Association suisse de SUP (Assup), propose du yoga sur l’eau à Villeneuve. Son parcours brièvement évoqué aide à situer en partie la «tribu» des paddleurs: surfeur depuis 20 ans, professeur de snowboard, puis de yoga, il souligne les vertus du «moins». «Le SUP, c’est une certaine idée du surf, qu’on peut pratiquer facilement, en Suisse. Avec un matériel très simple, contrairement à la planche à voile, contrairement au kitesurf. Sur un plan d’eau calme, presque naturellement, on s’étire, car on se détend. La planche s’entrevoit rapidement comme un tapis de yoga.» Cédric Reynard nous parle prana (énergie vitale) contenu en quantité dans l’eau, respiration et postures (asanas). Le fait de pratiquer sur l’eau amplifie les effets. Toute posture imprécise, tout alignement incertain mènera à un malheureux plouf. «Le supyoga demande beaucoup de précision et un surplus de concentration. On ne pense plus à rien d’autre, c’est très salutaire.»
Pour l’heure, on s’en tient à la pratique de base. Soit tenir debout simplement, se prendre pour Jésus ou pour Ulysse, affronter des bébés vaguelettes. Faut-il vraiment l’aide d’un instructeur pour cela? On dira oui, pour la sécurité et l’efficacité du geste. «Le Léman est très changeant, rappelle Naomi Schicker. Avoir la bonne réaction lorsque le vent tourne et qu’on est éloigné de la rive, c’est essentiel. Bien tenir la pagaie aussi, ça compte. On peut perdre beaucoup d’énergie avec de mauvais gestes, voire se faire mal. Bien pratiqué, le SUP muscle le corps en douceur, en particulier le dos et les épaules, les triceps, les cuisses et la ceinture abdominale.»
Ça a l’air passif…? On doit s’ennuyer? Il n’y a pas de vagues…? Enfin, voici un superbe bateau de la CGN qui passe. On a les tsunamis qu’on mérite. Petites flexions dans les jambes, appui sur la pagaie. On tient tête au navire comme à une aimable baleine blanche. Elle passe, on reste. Sourire jusqu’aux oreilles.
«Partis tendus, fermés, les adeptes reviennent avec un sourire immense. C’est tout à fait Aloha Spirit»