Grande interview
Alexis Georgacopoulos dirige l’Ecole cantonale d’art de Lausanne depuis huit ans. Rencontre avec ce directeur/designer à l’occasion des portes ouvertes de son établissement, les 2 et 3 février prochains

Il porte un nom typiquement grec, mais a été élevé dans une famille franco-hellène où on s’exprimait dans la langue de Molière. En 2010, Alexis Georgacopoulos était nommé à la tête de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), d’où, il sortait, onze ans auparavant, diplômé en design industriel. Il remplaçait alors Pierre Keller, personnage fantasque et flamboyant, adulé par les uns, détesté par les autres, qui incarna durablement cet établissement à qui il donna son envergure internationale et pour lequel il fit bâtir, il y a précisément dix ans, son vaisseau amiral de Renens, sur des plans de l’architecte Bernard Tschumi. Le week-end prochain, l’ECAL ouvrira ses portes à ceux qui voudraient devenir artiste ou designer, photographe ou graphiste. Rencontre avec son directeur, passionné de pédagogie et de voitures, mais dont la vie reste assez secrète.
Vous êtes né à Athènes et arrivez en Suisse à l’âge de 18 ans. On ne sait presque rien de votre vie d’avant…
J’ai fait toutes mes classes dans les écoles grecques. Je ne peux pas dire que mon parcours scolaire a été incroyable. Je n’étais pas le meilleur, mais je dessinais beaucoup. Avec ma mère architecte d’intérieur et mon père avocat, j’ai été très tôt sensibilisé aux mobiliers, à la décoration et au design italien des années 1960. Je me souviens qu’il y avait un immense mur entièrement rouge avec des chaises en plastique assorties. C’était très à la mode à la fin des années 1970, mais ça ne se trouvait pas chez tout le monde.
Du coup, vous avez choisi de devenir designer?
Disons que je me suis assez vite orienté vers une formation créative. Sauf qu’en Grèce, si designer pouvait être un métier, aucun cursus n’existait vraiment pour le devenir. Les seuls qui s’en approchaient formaient à l’architecture ou aux beaux-arts. Ce qui ne m’intéressait pas forcément.
Qu’est-ce qui vous attirait dans cette discipline?
Les couleurs, les formes et l’esthétique des choses. Il y avait aussi la curiosité de prendre toutes sortes d’objets – des calculettes, des postes de radio – et de les démonter pour voir comment ils fonctionnaient. Mes parents possédaient une maison de campagne dans le Péloponnèse, où ma sœur et moi allions passer tous nos week-ends. C’était l’occasion pour moi de bricoler, de tailler des bouts de bois, de fabriquer des choses avec mes mains. Et pas seulement de les décortiquer.
En 1994, vous entrez à l’ECAL en tant qu’étudiant. Comment êtes-vous arrivé à Lausanne?
Le chemin a été long. Ma mère, de nationalité française, connaissait quelques écoles à Paris où j’ai envoyé ma demande d’inscription. On parle d’une époque, au début des années 1990, où Internet restait presque à inventer. Savoir qu’il existait une école d’art et de design dans le canton de Vaud était loin d’être évident. Mes parents avaient de très vieux amis qui habitaient en Suisse. Ce sont eux qui leur ont dit qu’il y avait un établissement à Lausanne. J’ai déposé mon dossier à l’ECAL et j’ai été accepté.
Comment se déroulait votre vie en Suisse?
Sur le plan linguistique, ça allait. J’ai toujours parlé en français avec mes parents. En revanche, l’ECAL de l’époque était très différente. Il y avait bien quelques étudiants français, mais la plupart venaient de la région romande. Ce qui fait que pendant les week-ends, ils rentraient dans leurs familles… totalement impossible pour moi! J’ai appris à m’occuper seul, à développer des intérêts comme la musique, vu que je traînais pas mal chez les disquaires. J’aurais pu davantage découvrir la Suisse, ce que je n’ai pas fait à l’époque. J’allais rarement à Zurich ou à Bâle. Je profitais plutôt de la situation géographique très centrale de Lausanne pour aller à Paris ou à Londres voir des copains qui se trouvaient dans le même cas que moi.
Avez-vous souffert de solitude pendant cette période?
Oui, il m’arrivait de m’embêter un peu. Mais dans ce cas-là, l’ennui n’est pas forcément mauvais. Lorsque vous êtes dans un processus créatif, cela permet, de manière presque inconsciente, de laisser libre cours à l’esprit pour le faire travailler et réfléchir à des projets.
Vous sortez diplômé de l’ECAL en 1999 en tant que designer industriel. Que faites-vous à ce moment-là?
J’ai commencé par une année d’assistanat au sein du bachelor design industriel. Une année plus tard, je pilotais ce même programme. En parallèle, et petit à petit, je travaillais à ma propre production sous mon nom.
Quel type de design produisiez-vous?
Des scénographies pour des expositions comme celles des Prix des bourses fédérales ou pour les vitrines des Galeries Lafayette à Paris. Dans le design de produit, entre autres, des tasses pour Nespresso, des accessoires de bureau pour une entreprise d’Hongkong ou encore plusieurs projets dans le cadre d’expositions et de commandes privées. Mais tout cela était à placer en même temps que mes activités à l’école. J’ai mis tout cela en veille en 2011.
Pourquoi avoir choisi d’abandonner la carrière de designer pour vous consacrer à l’académie?
Le mot académie me dérange un peu. Cela insinue qu’il n’y a pas de lien avec le milieu professionnel et que l’école serait comme une bulle étanche aux réalités. J’ai toujours considéré que le métier et l’enseignement étaient indissociables. Surtout dans une école comme l’ECAL, qui apprend aux jeunes à concrétiser des projets et pas seulement à développer de grandes théories. Ce lien avec la pratique est nécessaire et obligatoire. La notion de projet m’intéressait particulièrement. C’était le fait de développer des collaborations avec des entreprises et d’apprendre à mener de A à Z des partenariats en mettant en avant le savoir-faire des étudiants. A l’époque, l’ECAL était la première école à collaborer avec des marques pour aboutir à des objets qui seraient ensuite présentés dans des salons. C’était à la fois passionnant et excitant.
En 2010, vous êtes désigné comme le successeur de Pierre Keller à la tête de l’ECAL. Pourquoi avoir postulé?
J’ai hésité. J’en avais bien sûr parlé avec Pierre Keller, qui m’encourageait. J’ai attendu jusqu’au dernier jour pour me décider. Et puis je me suis dit: «Qu’est-ce que j’ai à perdre, moi qui connais la maison plutôt bien?» Je savais que cela serait difficile, mais que les obstacles ne seraient pas insurmontables. Le déménagement dans le bâtiment de Renens, voilà dix ans, avait donné un nouveau départ à l’école. Pour moi, l’ECAL avait encore une belle marge de progression, ce qui a aussi contribué à ma motivation. Cela dit, j’ai toujours eu conscience du fait que je n’avais pas été choisi en raison d’une incroyable carrière dans le monde du design, mais parce que j’avais quand même un solide réseau.
Comment est-ce qu’on succède Pierre Keller, qui a fortement incarné cette école?
J’ai l’impression que la transition s’est faite de manière assez naturelle. Mais j’ai peut-être inconsciemment oublié les quelques difficultés de cette période. Ce qui est sûr, c’est que je ne comprenais presque rien aux premières séances très administratives. Je me rappelle m’être demandé où j’avais mis les pieds.
Pierre Keller est flamboyant, extravagant. Vous êtes plus réservé. Comment le décririez-vous?
Il est d’une générosité assez exceptionnelle, à la fois dans les idées et dans l’énergie qu’il déploie. C’est quelqu’un qui ne dit jamais rien sans y croire, mais toujours à sa façon. Et qui ne cultive aucun complexe, pour le meilleur et pour le pire. Il détient un pouvoir de persuasion hors du commun. Il est capable d’embarquer les gens dans ses projets. Même si l’ECAL avait bonne réputation, il a fallu convaincre pas mal de monde pour construire ce bâtiment. C’est surtout lui qui a fait d’une école d’art relativement discrète, inscrite au cœur d’un territoire lausannois très tranquille, l’institution internationale qu’elle est aujourd’hui. Il faut dire qu’avant lui, le directeur était resté en place pendant trente ans…
Et vous, combien de temps comptez-vous diriger l’ECAL?
Me fixer une limite serait m’autocensurer. Déjà, il faut qu’on me garde (rires). Mon contrat est reconductible tous les cinq ans. La question est surtout de savoir jusqu’à quand on estime être pertinent, jusqu’à quand on se sent avoir des idées. La force de l’école est d’avoir su gérer son futur et ses actions en donnant des directions plutôt qu’être suiveuse et tributaire des tendances. Par exemple, elle a parfaitement su s’adapter à l’ère du numérique et à l’avènement des réseaux sociaux, aussi bien d’un point de vue pédagogique que de la communication institutionnelle. Avec 40 000 followers sur Instagram, nous figurons parmi les écoles d’art et de design les plus suivies du monde.
Vous êtes en place depuis sept ans, qu’est-ce qui a changé sous votre direction?
Quand je suis arrivé, on parlait beaucoup du design de produit. Certes, le domaine reste un département phare de l’école, mais il n’est plus le seul. Aujourd’hui, on développe plus d’importants projets avec le design graphique et la section photographie, notamment des expositions qui voyagent dans le monde, et l’édition de livres. Depuis 2013, il y a plus de travaux transversaux qui ont mis en avant les différentes facettes de notre enseignement.
Par exemple?
Pendant un semestre, faire collaborer les étudiants en design industriel avec ceux du Media & Interaction design pour Delirious Home, un projet sur le lien entre les technologies et le design dans l’habitat domestique. On a présenté le résultat en 2014, pendant le Salon international du meuble de Milan. Pour moi, cette exposition a marqué un tournant. Non seulement l’ECAL a reçu le prix du meilleur show du salon et le Victoria & Albert Museum de Londres a acheté deux pièces, mais elle a également montré que le design aujourd’hui n’est plus seulement une belle chaise. C’est un domaine où les objets communiquent et dans lequel l’apport de la technologie est désormais fondamental. De la même manière, le projet The Sausage of the Future, qui a remporté le premier prix à la Design Parade d’Hyères et le Hublot Design Prize l’année dernière, démontrait comment le design intervient dans la société, notamment sur le plan alimentaire.
Votre meilleur souvenir à l’ECAL?
Il y en a plusieurs. Le prix à Milan en 2014 a été une surprise totale. Je pense aussi à des expériences qui ont eu lieu en dehors de l’école. En 2013, lorsqu’on est allé en Islande pendant une semaine avec les étudiants en master design de produit pour réaliser un projet avec des os de baleine. C’était à Reykjavik en plein mois de février. Il faisait un froid de canard, et jour pendant deux heures et demie. On a ensuite présenté les résultats à Milan, sans rien attendre. Le public a adoré. On montrait ainsi que l’ECAL avait évolué, que ce n’était pas une école qui produisait seulement de jolis objets bien faits et bien réfléchis.
Comment voyez-vous l’évolution de votre école?
Son portefeuille de formation est complet. On va maintenant privilégier les échanges et les collaborations avec d’autres institutions qui ne se trouvent pas sur les mêmes terrains. Nous allons ainsi intensifier notre partenariat avec l’EPFL + ECAL Lab. Nous venons d’en conclure un nouveau avec l’IMD, pour que nos étudiants prennent des cours de business. En échange, nous allons inculquer aux leurs des notions qui tournent autour de la créativité.
Et vous, en dehors de votre métier, quelle autre passion nourrissez-vous?
J’aime l’art, forcément. Je ne conçois pas d’aller dans une ville sans aller visiter un musée. J’avoue aussi un faible pour la mécanique, celle des montres et des automobiles. Mais avec le regard d’un designer. Pour moi, la voiture est un objet culturel qui marque son temps, qui est redevenu un indicateur très fort de la direction que prend la technologie dans la société. On le voit avec les voitures autonomes qui impliquent un nouveau lien entre l’humain et la machine.
Quelle est la marque de votre voiture?
Je conduis une Lotus Esprit de 1977. Elle roule plutôt bien, même si elle est à peine plus jeune que moi.
Questionnaire de Proust
La chanson sur laquelle vous avez dansé la dernière fois?
This Town Ain’t Big Enough for Both of Us – Sparks, 1974.
Même sous la torture, vous ne mangeriez jamais de?…
Un ver de Bancoule qui se mange dans une noix de coco.
Si vous étiez un animal?
Un poulpe, c’est délicieux et c’est paraît-il très intelligent!
Le bruit qui vous énerve le plus?
Les touches sonores sur les téléphones portables.
L’expression qui vous fait grimper aux murs?
«Pas de souci»…
Le dernier livre que vous avez lu?
Une biographie de Marcel Duchamp.
Quel talent n’aurez-vous jamais?
Celui de chanter.
Combien d’amis avez-vous sur Facebook?
Je ne suis pas sur Facebook.
Plutôt croissant ou bircher muesli?
Pamplemousse.
L’aliment qui vous manque quand vous êtes à l’étranger?
Le blanc vaudois.
Un lieu pour finir vos jours?
Quelque part avec vue sur mer.
Un chèque en blanc, vous avez une minute pour acheter votre rêve…
Une toile d’Ellsworth Kelly ou la Stahl House de l’architecte Pierre Koenig. Ou les deux!
Votre plat préféré?
J’aime bien le poisson grillé comme on le trouve en Grèce.
Si vous étiez un objet?
La lampe May Day de Konstantin Grcic.
Votre meilleur remède à un coup de cafard?
Je n’ai jamais de coups de cafard!
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