L’écholocation, le mystère en partie percé de l’acoustique des mammifères marins
Hawaii
L’Institut de biologie marine de l’Université d’Hawaii ouvre ses portes
Elle apparaît comme un mirage au-dessus des eaux de la baie de Kaneohe. Coconut Island, ou Moku o Loʻe en hawaiien, est pourtant une île bien réelle. C’est là qu’à partir de 1951 l’Université d’Hawaii a progressivement installé des laboratoires de biologie marine parmi les plus performants de la planète avant d’acquérir l’île en 1993. L’un des centres se consacre aux mammifères marins.
45 kilos de poisson
C’est, depuis des années, la passion de Paul Nachtigall. A quelques brasses de ses modestes bureaux, un vaste parc constitué de plusieurs bassins trône au cœur de la baie de Kaneohe. Barbichette blanche, le directeur du programme de recherche sur les mammifères marins de l’Institut de biologie marine de l’université a une formation en psychologie expérimentale. Un domaine qui paraît éloigné du monde marin. Et pourtant. C’est là qu’il mène les recherches les plus pointues sur l’acoustique de ces seigneurs des mers. Il parle de Kina comme d’une vieille amie. Venue en 1987 de l’aquarium de Hongkong, cette fausse orque, qui porte le nom trompeur de false killer whale en anglais, a beau avoir entre 30 et 40 ans, elle bondit comme un jeune premier. Les trois autres pensionnaires, des grands dauphins, sont nés sur l’île. BJ la mère a 27 ans, Boris le père 25 et le fils Ho’olono 6 ans. Son nom signifie «celui qui entend bien» en hawaiien. Leur espérance de vie avoisine les 50 ans.
A Coconut Island, les quatre mammifères sont aux petits soins, nourris tantôt de harengs et de capelans, tantôt de calmars à raison de 45 kilos par jour stockés dans un réfrigérateur géant. La baie de Kaneohe est idéale, même si elle est peuplée de petits requins-marteaux, de tortues vertes et d’autres dauphins. «Des visiteurs effraient néanmoins les pensionnaires en nageant sous les bassins: les phoques moines. Les dauphins sont perturbés. Ils aiment cerner leur environnement. L’inconnu les dérange. Et là, ils sont confinés à un bassin. Or la fuite a toujours été leur meilleure défense», explique l’universitaire.
Des clics de 230 décibels
Les années n’ont pas altéré la passion de Paul Nachtigall. Il reste fasciné par les facultés auditives des mammifères marins. «Même l’ours polaire, qui entre dans cette catégorie, entend très bien, surtout les aigus», ironise le scientifique. Mais pour lui, le véritable objet de culte a pour nom l’écholocation, un sonar naturel d’une redoutable efficacité dont disposent les mammifères marins et que l’homme n’a jamais réussi à répliquer à sa juste mesure. Paul Nachtigall en sait quelque chose. De 1982 à 1993, il a été directeur d’une unité de recherche chargée du contrôle et de la surveillance des océans au sein de la marine américaine à Kailua. Les militaires ont beaucoup étudié les performances des dauphins pour créer des sonars efficaces, mais l’imitation reste très imparfaite. Ici à Coconut Island, à l’aide d’électrodes placées sur l’animal au moyen de ventouses, le chercheur effectue une série de tests pour établir des audiogrammes crédibles. Un grand dauphin comme Boris peut détecter une sphère de 7,6 centimètres suspendue dans 1 mètre d’eau à une distance de plus de 100 mètres.
Les dauphins émettent des clics ou signaux sonores grâce à trois paires de sacs aériens à proximité du conduit nasal qui compriment l’air à très haute pression et l’orientent vers le melon, une bosse sur la tête de l’animal constituée de graisses diverses. Le melon émet alors un faisceau d’environ 10 degrés à la verticale et à l’horizontale à des fréquences allant de 20 à 150 kHz. L’écholocation sert à s’orienter, mais surtout à chasser les poissons. La puissance des clics est considérable: environ 230 décibels. L’écholocation pose d’ailleurs plusieurs questions au chercheur. Comment par exemple la fausse orque procède-t-elle pour émettre des ultrasons d’une telle puissance – soit l’équivalent d’un coup de fusil placé à côté de l’oreille – sans risquer d’endommager ses facultés auditives et de ne pas entendre le retour de l’écho?
La fausse orque comme le dauphin et le cachalot réussissent le prodige d’entendre le clic qu’ils émettent au même niveau d’intensité que l’écho qui en revient alors que la puissance du son envoyé est sans doute de 40 décibels supérieure à celle de l’écho. Une expérience menée avec deux objets, l’un placé à 1 mètre de distance, l’autre à 8 mètres, permet d’établir un constat similaire. L’écho qui en revient est perçu avec la même intensité. Paul Nachtigall a une explication. Dans le premier cas, la puissance de l’écho est atténuée par le mécanisme de protection qui s’est mis en place au moment de l’émission du clic. Dans le second, le temps plus long pris par l’écho pour revenir au mammifère marin a permis à ce dernier de «lever» le mécanisme de protection.
Limiter la pollution sonore
Le directeur de recherche s’est beaucoup intéressé à la pollution sonore des océans. Les navires marchands et militaires, dont certains sont dotés de sonars, ainsi que les installations de forage en mer sont les principales sources de pollution sonore. «C’est un vrai problème, analyse le chercheur. Mais on ne va pas demander à des acteurs aussi puissants d’arrêter leurs activités. Une solution réaliste? La régulation. Pour convaincre, il faut arriver avec des preuves scientifiques solides.» Ce qu’a constaté le scientifique dans ses expériences, c’est la capacité de ses trois dauphins et de sa fausse orque de se protéger de dommages potentiels. C’est ce qu’il appelle le déplacement temporaire du seuil d’audition (TTS). Comme lors d’un concert arrosé de décibels, les animaux perdent momentanément une partie de leur acuité auditive. Mais elle revient peu à peu. Répété à haute fréquence, le scénario est toutefois néfaste.
L’échouage des dauphins
La pollution sonore de l’océan a souvent été considérée comme l’une des raisons expliquant pourquoi des dizaines de dauphins ou baleines s’échouent sur des plages. Les tenants de cette thèse se réfèrent notamment aux techniques utilisées par les Japonais pour chasser l’animal. Ces derniers frappent des tuyaux dans la mer pour l’attirer vers le littoral. Paul Nachtigall n’est toutefois pas convaincu: «Les cas d’échouage dus au bruit sont marginaux. Si des dauphins ou des baleines s’échouent, c’est souvent parce que le leader de la bande est en détresse ou qu’il a un problème respiratoire.»
Les grands bateaux de pêche ont aussi tenté d’émettre des sons puissants pour garder à distance des dauphins friands de thon et souvent empêtrés dans les filets. Les pêcheurs ont été surpris de voir que leur stratégie ne fonctionnait pas, poursuit le spécialiste. Pour que les dauphins changent leur écholocation, il s’est avéré nécessaire d’émettre au préalable des sons plus faibles d’avertissement.
«On en sait beaucoup sur les capacités auditives des dauphins et fausses orques. Mais on est loin de tout connaître», affirme le scientifique. Lors d’une expérience menée dans les années 1960, un chercheur en Allemagne avait voulu percer tous les secrets relatifs à l’appareil auditif de l’animal en le disséquant. En racontant cette anecdote, Paul Nachtigall regarde soudain l’un de ses dauphins bondir à plusieurs mètres de hauteur. Hormis le fait que la loi, très stricte, ne lui permettrait pas de le faire, il préfère laisser une part du mystère dans la tête de l’animal.