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A l'école des chiens guides, la sélection est impitoyable

Cinquante guides à quatre pattes pour non-voyants sont dressés chaque année en Suisse. Itinéraire d'une élève modèle

Il paraît que les chiens d'aveugle savent qu'ils sont investis d'une mission, et qu'ils en tirent beaucoup de fierté. On raconte aussi qu'ils ne se privent pas de crâner devant leurs congénères dépourvus d'obligations domestiques, lorsqu'ils les croisent dans les parcs à chiens. Il faut admettre qu'ils ont de quoi pavoiser: après une sélection impitoyable et une formation obligatoire de deux ans, les chiens guides atteignent une valeur d'achat estimée à 50000francs. Les coûts sont notamment pris en charge par l'assurance invalidité (AI).

A la naissance, rien ne distingue Laska du caniche de la voisine d'en face. Mais, à six semaines, elle reçoit la visite d'un représentant de l'Ecole ro­mande pour chiens guides d'aveugle, située à Brenles dans le canton de Vaud. Toute la portée va subir une batterie de tests. Il s'agit d'éprouver le self-control des chiots afin de sélectionner les plus équilibrés. On laisse tomber un trousseau de clés, on tire un coup de pistolet à blanc, on fait rouler sur le sol une boîte métallique remplie de clous. Le chiot qui panique est écarté du casting. Puis on place le sujet sur une marche d'escalier, histoire de tester sa capacité d'improvisation face à une situation nouvelle.

L'ironie veut que les chiots qui sont au départ les mieux notés ne soient pas ceux qui feront les plus belles carrières. On se souviendra de Calypso, sélectionnée par l'école de Magden, en Argovie. Brillante aux tests, elle n'a jamais voulu tirer en laisse, préférant trottiner peinardement à l'arrière. A l'issue de sa formation, elle a échappé à l'aveugle à qui on l'avait remise à l'essai pour aller piquer une tête dans une piscine privée de la banlieue zurichoise. La chienne a été mise en retraite anticipée.

Pour s'assurer les meilleures lignées, certaines écoles, dont celle de Brenles près de Moudon, possèdent leur propre élevage. Laska y a vu le jour le 11 mai 2002. Son père, le beau labrador noir Hippo, est également issu d'une portée de l'école vaudoise. Sa mère, Idylle de L'Aubade, vient d'un élevage genevois. Les mariages arrangés constituent la règle, mais il arrive qu'on importe du sperme de très loin, notamment d'Australie ou des Etats-Unis, pour éviter la consanguinité.

«Zebra», «posto», «Laska» apprend l'espéranto canin

A 10 semaines, changement de crémerie: Laska est placée chez des particuliers. La tâche de ce foyer d'adoption est entièrement bénévole et quelque peu ingrate, puisqu'il faut se séparer du chien au bout d'une année et demie. Pendant cette période – qui ressemble fort à l'école primaire pour nos chères têtes blondes – Laska se voit enseigner les rudiments du métier. En tout, elle apprendra une trentaine d'ordres destinés à faciliter les actes de la vie quotidienne: traverser la rue, rentrer à la maison, trouver une porte, un siège, une boîte aux lettres… Pour contenter toutes les régions linguistiques du pays, il a été décidé qu'on n'utiliserait ni le dialecte alémanique, ni l'allemand, ni le français. Passage pour piétons, par exemple, se dit «zebra». Assis se dit «sed», à ta place «posto». Les chiens guides suisses sont les seuls canidés au monde à comprendre cette sorte d'italien génétiquement modifiée dont la ressemblance avec l'espéranto n'échappera pas aux amateurs. Ce sont également les seuls, paraît-il, à pouvoir faire leurs besoins sur commande (l'ordre correspondant étant «stacca»).

50% de diplômés au terme de la scolarité

La Suisse possède une autre particularité: contrairement aux pays voisins qui utilisent quasi exclusivement le labrador et le golden (France) ou le berger allemand (Allemagne), on accepte parfois des races moins orthodoxes – bouvier croisé, airedale-terrier, caniche royal… On a même formé un rottweiler en Suisse romande et des chiens de ferme outre-Sarine, sans avoir à le regretter. Le taux d'échecs est néanmoins important. Seuls 50% des candidats parviennent à obtenir leur carte de «chien d'utilité publique». L'incontournable bilan de santé complet, effectué au bout d'une année, est une étape décisive. La moindre anomalie peut signifier l'éviction du programme.

Quatre écoles sont reconnues par l'Office fédéral des assurances sociales (OFAS): Allschwil, Brenles, Magden et Goldau. Elles forment une cinquantaine de chiens guides par année. C'est à l'école que se déroule la formation du chien guide proprement dite, après une année et demie passée dans un foyer d'accueil. Huit mois de cours intensifs, prodigués par un moniteur diplômé. Le chien est ensuite prêt à rencontrer l'aveugle à qui on le destine. C'est ainsi que le 26 avril dernier, Laska arrive chez Fernand, un agriculteur retraité de 62 ans domicilié à Provence, près d'Yverdon, pour une période d'essai de six mois. «Avant, je dépendais des autres pour me déplacer. Avec elle, je peux aller où je veux», déclare Fernand.

Il ne reste plus au tandem qu'à passer les examens finals. Lors de cette ultime épreuve, organisée sous la responsabilité d'un expert de l'AI, on demandera notamment à Laska d'exécuter un ordre qui mettrait la vie de Fernand en danger. Par exemple, traverser une voie ferrée hors des passages aménagés. Laska devra alors mettre en balance les choses apprises et son intelligence. Un bon chien guide sait quand il doit désobéir.