Rien ne vaut deux mains plongées dans la pâte à beignets à 2h du matin, dans le silence d’une cuisine, pour structurer une pensée sur le monde: c’est Léonora Miano qui le dit. «Faire du sport ou s’atteler à des préparations longues, nécessitant malaxage ou pétrissage, permet d’organiser ses idées», précise-t-elle, port altier et jupe longue en wax, assise sur un fauteuil de velours vert d’un quatre-étoiles parisien.

A quoi tient le respect inspiré aux autres? A une droiture sans rigidité. Une voix qui dit sa puissance sans qu’on ait à l’élever. Mais surtout: au respect que l’on se porte à soi-même. Voilà ce qu’enseigne par sa présence comme par son œuvre l’autrice, qui sort cet automne un essai intitulé Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste (Ed. Grasset). Pour en parler, elle enlève son masque chirurgical et commande un thé vert. Sur les murs, les portraits à l’huile de notables européens d’un autre temps l’observent depuis leurs cadres dorés.

A qui s’adressait «Afropea» au moment où vous en avez conçu le projet?

Ayant longtemps vécu en France, où j’ai mis au monde et élevé une enfant française, il était normal de me soucier de la minorité afro-européenne. Je voulais voir ma fille s’épanouir dans un monde offrant à tous les mêmes possibilités. Le livre s’adresse donc à une société devenue mienne en raison de cette maternité, et surtout aux jeunes issus de groupes minorés. Leur impatience et leur colère sont compréhensibles.

D’où vient cette colère?

Du manque d’écoute dans une société où chacun veut être entendu sans faire l’effort de comprendre l’autre. La colère, cependant, peut se révéler mauvaise conseillère. Il faut imposer sa place, sa légitimité, mais pour ça, il faut aussi de l’amour. Si tu hais ceux qui t’entourent, si tu ne reconnais pas une partie de toi en eux, tu ne peux pas les transformer. Considérer son vis-à-vis comme son semblable est un impératif pour formuler à son endroit la moindre exigence.

Que nommez-vous «Afropea»?

Ce maillage humain constitué par les personnes européennes d’ascendance subsaharienne, mais aussi tous les groupes minoritaires qui existent dans les sociétés occidentales et qui ne trouvent pas leur place. Ils sont principalement issus de l’histoire coloniale. Toute une partie de la population est là parce que, dès la fin du XVe siècle, l’Europe de l’Ouest s’est lancée à l’assaut du monde. Voulant se l’approprier, elle s’est livrée à lui et doit accepter des altérations diverses résultant des conquêtes coloniales.

Que sait-on du rôle de la Suisse dans cette entreprise?

On peut parler d’histoire coloniale y compris dans les pays comme la Suisse, qui n’ont pas directement eu de colonies, parce que l’Europe de l’Ouest constitua et forme encore un écosystème. Des solidarités anciennes existent entre puissances économiques. La Suisse a été, au moment des déportations transocéaniques d’Africains, un fournisseur de produits – on disait alors «marchandise de traite». Des Suisses pratiquèrent le trafic humain et l’esclavage colonial. Lorsque les Danois firent face à une importante révolte d’esclavisés sur l’île de Saint John, ils firent appel à des troupes françaises et suisses basées en Martinique. L’insurrection de Saint John, qui eut lieu en 1733, est méconnue dans l’espace francophone. Il est pourtant intéressant de l’étudier pour apprécier la réalité de solidarités européennes en matière de prédation et de réification.

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La grande époque conquérante de l’Europe est la matrice du monde actuel. Les sociétés occidentales et celles qui s’en inspirent sur le plan industriel notamment, dépendant de ressources dont elles ne disposent pas. Plus de deux tiers des richesses minières indispensables au bien-être des pays du Nord se trouvent exclusivement en Afrique. Partout en Europe, le premier geste du matin est de se faire un café, un thé, un chocolat. Ces habitudes nous parlent de rencontres anciennes avec d’autres peuples et de mutations induites par elles. C’est l’histoire de tous.

Une fois qu’on l’a dit, comment «faire société» avec ce passé?

L’enjeu est de construire un monde où l’association des uns avec les autres ne mime plus celle du cavalier et du cheval. Abolir la domination est un choix. On n’est pas obligé d’écraser les autres, de les dépouiller, pour prospérer. On peut faire le choix du partage, du mélange. Pour les sociétés européennes, ce rééquilibrage des rapports passe aussi, bien sûr, par la manière dont elles prennent en charge les suites internes de l’histoire coloniale, c’est-à-dire la présence afrodescendante notamment.

Quel regard portez-vous sur les mobilisations du printemps 2020 autour du slogan «Black Lives Matter» (la vie des Noirs compte)?

Ces mobilisations étaient particulièrement intéressantes à observer depuis l’Afrique de l’Ouest où je réside. Il sera aisé de mesurer bientôt l’importance de la vie des «Noirs» aux yeux d’Occidentaux épouvantés par un crime atroce, mais dont le mode de vie repose encore sur le braquage institutionnalisé et la mise à mort stylisée. Ces personnes mobilisées contre le racisme votent régulièrement pour des régimes politiques dont le but est de dépouiller les peuples du Sud global et de faire de leurs pays des dépotoirs.

S’agissant des Afrodescendants citoyens de pays occidentaux qui les marginalisent et les brutalisent encore trop souvent, je comprends l’élan protestataire. En revanche, le slogan me déplaît. Je pourrais l’accepter comme témoignant de pratiques d’amour de soi indispensables à instaurer au sein de communautés devant affronter des sociétés hostiles. Hors du cadre communautaire, ces mots exposent la continuation de la défaite: le jour où nos vies auront de l’importance, à nos propres yeux d’abord, je vous assure qu’il sera inutile de le clamer. Ce jour-là, nous aurons fait en sorte qu’une puissance se tienne derrière le plus petit des nôtres. Alors, nul ne se permettra de nous tuer en plein jour comme des chiens. Il est donc urgent de recouvrer sa puissance propre. Pour moi, c’est en grande partie de l’Afrique qu’elle doit émaner. L’ostracisation des Afrodescendants est en rapport avec la place qu’occupe notre continent dans l’imaginaire du monde et sur l’échiquier géopolitique.

Que peut la transmission d’une histoire plus juste?

Face à un crime contre l’humanité aussi massif que celui des déportations transocéaniques et face à l’ampleur des blessures qui persistent, il serait tout à l’honneur des nations européennes de se concerter pour savoir quoi faire afin de réparer et de transmettre au mieux l’histoire. Il importe de mettre en valeur le point de vue des opprimés et les actions diverses qu’ils menèrent pour préserver leur dignité humaine et se libérer. Il faut dire toute l’horreur mais aussi la résilience, la créativité, la noblesse de ceux que l’on crut déshumaniser. La formation des enseignants est primordiale pour ne pas enfermer les uns dans le statut de bourreaux, les autres dans celui de victimes.

Cet été, «Valeurs actuelles» a été mis en cause pour avoir représenté en esclave la députée française Danièle Obono…

Les auteurs de la fiction incriminée ont voulu faire un coup en parlant de la responsabilité des Africains et des Arabes dans l’esclavage. Nul ne le nie. Mais ce n’est pas l’esclavage pratiqué par les Arabes qui a façonné le monde. Ensuite, en choisissant le cadre d’un crime contre l’humanité pour y placer la figure d’une femme contemporaine, avec son nom, ils l’ont mise dans une situation où sa propre individualité lui échappe. Ce n’est plus à elle que l’on s’en prend, mais à des millions d’autres. On ne peut avoir fait cela uniquement pour régler ses comptes avec une élue dont on souhaitait critiquer la parole publique.

Que dit cet épisode à propos de l’époque?

Il révèle le caractère pitoyable de ce néonationalisme qui, au fond, n’assume pas l’héritage qu’il prétend valoriser et transmettre. Accepter la succession de ses pères, c’est toujours avoir à en solder le passif. En France, on s’y refuse, ce qui dévalue la totalité du legs, puisque l’on se focalise sur ce qui l’entache.

Que peut la littérature pour nous aider?

Elle pourrait être une de ces «armes miraculeuses» qu’évoquait Césaire, à condition qu’un sérieux travail sur les représentations de l’autre ait été effectué. Dans mes romans, je travaille beaucoup les pensées des personnages, leur intimité, leur dimension universelle. Mais le simple fait que l’histoire se déroule en Afrique est, pour nombre de lecteurs, un frein à l’identification. Les Européens doivent réapprendre à être des humains parmi les autres.

«Rouge impératrice», une dystopie qui se déroule dans une Afrique fédérale souveraine et prospère, a quand même reçu un accueil hyper-chaleureux, liste du Goncourt et tout!

Oui, et je ne m’y attendais pas du tout. Comme quoi, il ne faut pas tout à fait désespérer de l’Europe, de notre capacité à créer un monde différent. Il faut juste proposer des pistes pour y accéder. Beaucoup voudraient changer mais ne savent pas comment faire. En dépit des violences de l’histoire, nous sommes là. Nous pouvons décider de faire autre chose. Les circonstances nous y contraignent. On sait que le climat se réchauffe, que les ressources sont limitées. Les espaces les plus tempérés vont devoir accueillir les peuples qui migreront. Les gens ne vont pas se laisser mourir sans avoir tenté leur chance ailleurs.

Beaucoup de gens ont envie d’un monde différent également en matière de tolérance, de rapports apaisés entre hommes et femmes, de sortir des jugements et des étiquettes. Vos personnages ont là aussi quelque chose à proposer?

Oui, ces ambiguïtés, on peut les ressentir à l’intérieur de soi. On est tous un peu doubles, on est tous multiples. Dans la pensée subsaharienne, en tout cas chez les Bantous, on pense que chaque être humain abrite les énergies féminine et masculine. J’entends aujourd’hui que certains veulent abolir non plus seulement les catégories de genre, mais aussi celles du sexe. Je n’en suis pas là, mais l’idée d’une pluralité de genres, au-delà des deux connus, m’intéresse.

Finalement, «Afropea» peut être lu comme un manifeste. La politique vous tente?

Non, je définis cet essai comme une méditation politique. Ce n’est pas à moi de rédiger le manifeste afropéen et j’en ai passé l’âge… La politique me passionne, mais je serais incapable de m’attacher à un espace unique. Mes appartenances sont multiples et je préfère être à un endroit où je peux travailler pour les ressortissants de plusieurs continents.

Dans «Crépuscule du tourment», un de vos personnages, une guérisseuse nommée Sissako, demande à la jeune Tiki: «Qu’attends-tu de la vie? Qu’offres-tu à la vie?» Et vous?

Ce que j’attends de la vie, c’est la réhabilitation de l’Afrique à ses propres yeux. C’est ce à quoi je travaille. Quand elle aura redécouvert une manière de se regarder qui soit plus positive, elle pourra récupérer son pouvoir et voir de quelle manière l’exercer. Qu’est-ce que j’offre à la vie? Beaucoup de joie! Je suis très heureuse d’être là, j’attends impatiemment mes 50 ans.

Et alors, qu’a pensé votre fille d'«Afropea»?

Elle est en train de le lire. J’attends qu’elle me le dise…


Questionnaire de Proust

Une heure à tuer à l’aéroport, que faites-vous?

Je vais acheter du chocolat et un journal.

Un podcast à recommander?

«Les couilles sur la table», même si la petite-bourgeoise en moi trouve ce nom vulgaire et, surtout, mettant plus en valeur les hommes, d’un certain point de vue.

Un vers de poésie?

«There is a no place for a soft black woman».

De Sonia Sanchez dans Present. Pour moi, c’est une déesse. Si je devenais un grand écrivain un jour, je voudrais être Sonia Sanchez.

Votre dernier cauchemar en une phrase.

Le portail de ma maison au Togo était tombé. Je devais être un peu stressée de laisser ma maison et mes hibiscus, mes roses du désert…

Le titre d’une de vos compositions musicales.

Fantasy, une de mes rares chansons d’amour.

Un mot pour qualifier l’époque?

Je vais être très audacieuse: féconde – en dépit des apparences.


Octobre 1991 Arrivée en France du Cameroun.

Septembre 1995 Naissance de sa fille.

Eté 2004 Signature du premier contrat d’édition.

Automne 2004 Réinscription à l’université pour travailler sur l’œuvre de Toni Morrison.

Automne 2005 Parution du premier roman.