Si l’humour est le reflet de notre société, rien de surprenant à ce qu’il semble marbré, lui aussi, de lignes de fracture: ne peut-on plus rire de rien? Faut-il vraiment rire de tout? Cette semaine, ces questions ont agité la rédaction du Temps, après la parution d’une vidéo parodique jugée impertinente et drôle pour certains, blessante, voire transphobe pour d’autres.

Racisme, sexisme, antisémitisme, homophobie… Comment se redessinent les frontières du rire à travers les époques, et sous l’influence de quels courants sociopolitiques? Pour Le Temps, le Québécois Emmanuel Choquette*, membre de l’Observatoire de l’humour, revient sur les enjeux du rire au fil du temps.

Le Temps: Comment se construit l’humour, et en quoi est-il lié aux évolutions sociétales?

Emmanuel Choquette: Il y a plusieurs facteurs, qu’il faut envisager dans leur contexte historique. L’humour fonctionne sur la base de références. Les auteurs humoristiques vont travailler pour cibler ce référent: qu’est ce qui peut faire réagir, mais pourra être acceptable collectivement, au moment de la blague? Cette ligne est fine et varie beaucoup au fil du temps: elle dépend, d’une part, des humoristes eux-mêmes, qui partent de leur propre réalité. Leur point de vue est situé et ils doivent en avoir conscience. Ils se confrontent ensuite au deuxième élément: la perception de cet humour dans l’espace public. Quels groupes se basent sur quels référents pour recevoir la blague? Enfin, troisième élément, plus global encore: où en est la société, dont les contours sont eux-mêmes mouvants? Quelle asymétrie de pouvoir entre différents groupes est mise en évidence du point de vue sociétal? Les blagues antisémites ou racistes ne choquaient pas grand monde hier, elles heurtent aujourd’hui. Quelles seront celles qui sembleront inconcevables demain?

Comment expliquer cet écart de lecture du monde, de référence et donc de ce qui est «drôle» ou non?

Certaines questions, sans être nouvelles, sont devenues ces dernières années très visibles dans l’espace public, notamment grâce à la diversité de points de vue offerte par l’accès aux réseaux sociaux – par exemple les questions de racisme, de sexisme, de transphobie ou d’homophobie. La sensibilité est telle par rapport à ces questions-là, qu’en faire un objet de rire peut évidemment causer la polarisation. Mais plus intéressant encore: au cœur de cette incompréhension est pour moi la place même que notre société accorde à l’humour. L’expression «c’est juste une blague» est remise en question. On interroge la notion de la portée de l’humour: on commence à prendre l’humour au sérieux et à le juger politique.

A quel moment l’humour est-il devenu «plus sérieux», selon vous?

L’avènement des médias numériques et des plateformes dans les années 2000 ont probablement constitué un tournant. A partir de là, on a été confrontés à plusieurs types de discours humoristiques, ainsi qu’à une plus grande diversité, vectrice de conscientisation, tout cela s’accompagnant de réactions instantanées et de plus en plus fortes. De toute évidence, les blagues que l’on peut faire dérangent ceux qu’on n’entendait pas avant…

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Les jeunes générations vous semblent-elles plus facilement «offensées»?

Il n’y a pas de réponse universelle. On ne peut pas expliquer ou justifier des réactions uniquement avec cette grille de lecture générationnelle, c’est d’ailleurs un risque d’envisager des générations comme un groupe homogène. Je pense, en revanche, que les sociétés se sont complexifiées. Il y a aujourd’hui un questionnement, une compréhension plus grande de notre complexité en tant qu’êtres sociaux, à laquelle «les jeunes», ou disons certains jeunes, sont peut-être plus sensibles.

Comment cela s’est-il traduit dans le champ humoristique ces dernières décennies?

On se met à analyser le fait que des mots et des discours participent à la construction de ce que nous sommes. Les combats sur l’égalité en sont un bon exemple: pendant une bonne partie du XXe siècle, on a fait des blagues sur les femmes, et aujourd’hui on a fini par admettre que ces blagues participent à la construction de ce qu’est une femme dans l’espace public. C’est cela qui change. On évolue, on se questionne et on constate que les mots et les propos, la façon de définir les gens à travers l’humour offrent une grille de lecture qui construit notre réalité. Même chose sur l’homosexualité: il y avait un tabou, c’était mal perçu, et au fur et à mesure qu’on accepte ces réalités dans l’espace public, on admet que s’en moquer participe à l’oppression. Les nouvelles générations réfléchissent peut-être plus sur ces questions-là, alors que cela se comprenait de façon plus binaire autrefois.

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Le risque qu'«on ne puisse plus rire de rien» semble réel pour certains. Qu’en pensez-vous?

Primo, on rit de plein de choses aujourd’hui, en réalité. Il n’y a jamais eu autant d’humoristes, la diversité est de plus en plus grande, on lit beaucoup plus de tribunes, de capsules vidéo sur internet… C’est comme ça partout. Deuzio, on remet toujours en question les sujets qui sont abordés et la façon dont on peut les aborder: le débat a lieu. Certes, les oppositions sont fortes, parce qu’elles sont rendues plus audibles par les réseaux. Mais l’approbation via les soutiens apportés par les réseaux existe aussi.

A quoi tient l’humour rassembleur, qui ne serait ni fade ni censuré, et aiderait à «faire société»?

La question de la censure est intéressante. La réaction fréquente des humoristes contestés consiste à dire: «Si on ne peut plus rire de ça, on n’est plus libres.» Or, à mon sens, le propos est exagéré. Le fait de ne plus pouvoir faire de blagues sexistes ou homophobes, ce n’est pas remettre en question la liberté d’expression. L’époque offre un défi intéressant pour les humoristes: comment tourner en dérision des questions aussi délicates que celles qui émergent sur le genre, l’orientation sexuelle, etc.? C’est la théorie de la «violation bénigne» en humour: je vais faire une entaille à ce qui est socialement acceptable, et faites-moi confiance, vous allez en rire. C’est un vecteur de vivre-ensemble, mais il demande une immense finesse…

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* Auteur de «Humour et Politique» (PUL, 2015)