Les liens profs-élèves au temps du virtuel
Rentrée masquée (1/4)
Ces dernières années, les possibilités de communication entre enseignants et élèves se sont multipliées, sans forcément être adoptées. Mais le semi-confinement a bouleversé les habitudes, pour le meilleur et pour le pire

Le Covid-19 a contraint l'école au télé-enseignement, soulevant de nombreux enjeux pédagogiques pour le futur que Le Temps explore en cette semaine de rentrée scolaire.
Donner son numéro privé, échanger par WhatsApp, par e-mail, donner les devoirs sur une plateforme web… Les enseignants se sont retrouvés ces dernières années face à de nouvelles possibilités en matière de communication avec les élèves et leurs parents. Qui ont suscité autant d’intérêt que de réticence.
Mais ça, c’était avant. Avant la fermeture des écoles suisses du 16 mars au 11 mai, qui a fait voler en éclats bien des principes. Y compris pour les enseignants des plus petits: «Des collègues m’avaient conseillé de ne pas donner mon numéro de portable, pour éviter d’être submergée par les demandes», raconte Sarah*, enseignante à l’école primaire à Genève. Alors qu’elle vit sa première année en poste, Sarah doit s’adapter à l’école à distance. «Je me suis vite demandé comment communiquer avec les parents. Au début, j’utilisais les e-mails. Et quand je téléphonais aux parents, chaque semaine, je le faisais en numéro masqué.»
Mais petit à petit, le lien avec les parents s’est transformé et Sarah a décidé de donner son numéro privé. «J’ai vu l’envers du décor et appris à mieux connaître les vies des familles, ce qui m’a paru être dans l’intérêt des élèves», souligne-t-elle. Pour la rentrée à venir, l’enseignante imagine une troisième option: le téléphone de classe, qui permet un contact quotidien mais reste à l’école.
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Une intrusion dans la vie privée
Beaucoup d’enseignants l’affirment: les nouveaux moyens de communication signifient aussi une intrusion dans la vie privée. Martine Moinecourt en sait quelque chose. Elle a commencé le métier en 1988. Elle enseigne désormais le français et la bureautique au Gymnase d’Yverdon. «Avant l’arrivée de WhatsApp, il nous arrivait de recevoir des appels des parents à domicile le soir, mais il y avait une séparation plus nette entre vie privée et vie professionnelle. Il est désormais courant de recevoir un message un samedi soir, par exemple, pour des questions autour d’un devoir.»
Dans les écoles suisses, l’usage de WhatsApp fait souvent l’objet de débats. L’application est maintenant interdite à l’école obligatoire et pour les moins de 16 ans, et ce depuis l’entrée en vigueur du règlement européen sur la protection des données de mai 2018.
Une interdiction qui laisse dubitatif Eric Sanchez, professeur à l’Université de Fribourg et spécialiste en technologies éducatives. «Elle a permis aux enseignants et aux élèves de prendre conscience des problèmes que pose l’usage des réseaux sociaux, notamment pour ce qui est de la protection des données, reconnaît-il. Mais interdire ne me paraît pas être une bonne solution à long terme. Les barrières sont illusoires, beaucoup d’élèves les contournent. Il vaut mieux former davantage les élèves et les enseignants sur ces questions.» Il ajoute: «Si certains profs se tournent vers WhatsApp, c’est aussi parce qu’il manque des outils institutionnels adaptés et sécurisés.»
Entre les règles et le terrain, les décalages s’avèrent fréquents. «Même s’il est évident que nous devons appliquer la loi, les élèves ont presque tous WhatsApp depuis qu’ils ont environ 12 ans, constate Martine Moinecourt. Ils font aussi des groupes entre eux dès la rentrée. Comme ça reste un excellent moyen de tous les atteindre, je demandais parfois à un élève de communiquer une information sur leur groupe. Mais je ne me voyais pas en être membre.»
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Le coronavirus en a décidé autrement: à distance, les élèves proposent de faire un groupe WhatsApp, ce que l’enseignante accepte. «Mais j’ai fixé des horaires pour les envois de messages, pas le soir ni le week-end», souligne-t-elle. Le groupe WhatsApp n’est plus utilisé depuis le retour en présentiel.
«Je peux faire attention à chaque élève»
Ces échanges d’un nouveau genre peuvent changer la perception qu’ont les élèves de leurs professeurs. Tosca, 17 ans, qui a terminé sa 3e année de collège à Genève, raconte: «Beaucoup de profs n’aiment pas utiliser WhatsApp, mais certains ont trouvé cela utile pendant le semi-confinement. C’est un peu bizarre de voir leur photo de profil, mais ça ne me change pas grand-chose de savoir qu’ils ont une vie en dehors. Peut-être que c’est plus compliqué avec des élèves plus jeunes.» Tosca trouve que Google Classroom, une plateforme découverte en confinement, se prête aussi bien aux communications: «C’est une application hyper bien faite qui permet de s’envoyer des messages comme sur WhatsApp», résume-t-elle. La question des données se posera sans doute aussi.
Ces contacts par écrit représentent aussi un avantage pour la qualité des échanges entre enseignants et élèves. En témoigne Murielle Uzé, enseignante de science au cycle d’orientation de la Glâne à Romont. Elle a utilisé la plateforme Teams pendant le semi-confinement pour y déposer des documents mais aussi pour écrire à sa classe ou à un élève en particulier. «J’ai découvert certains élèves autrement. Je peux faire attention à chacun, ce qui n’est pas toujours possible en classe. Et certains, habituellement plutôt silencieux, posaient des questions très pertinentes en réaction aux vidéos.» L’enseignante prévoit donc d’intégrer aussi ces formats à la rentrée en présentiel.
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Une redéfinition du rôle de l’enseignant
Beaucoup d’enseignants disent ne jamais avoir été aussi proches de leurs élèves, confirme Eric Sanchez. «Le soutien individuel a du sens par écrit, surtout pour les plus timides, qui pourront s’exprimer de manière plus précise», estime-t-il.
Ces nouvelles pratiques «hors classe» doivent cependant amener à une redéfinition du rôle des enseignants, estime Eric Sanchez. «Ils pourraient mettre en place de nouveaux canaux de communication de façon pérenne, pour pouvoir interagir plus que quelques minutes après un cours. Mais cela impliquerait de repenser ce que signifie le métier d’enseignant, et que ces heures consacrées au soutien individuel soient comptabilisées comme telles.» De simples changements d’outils pourraient bien amener à des transformations plus profondes.
* Prénom d’emprunt.