«L’Angleterre n’est pas devenue une île en un jour», écrivait en 2002 Carlo Ginzburg. Le trait d’esprit de l’historien italien s’applique probablement à toutes les archipels. Manière de dire qu’une île est moins une île par le simple hasard de la géographie que par les effets de l’histoire et par l’imaginaire qui s’y projette. Une poignée d’explorateurs textuels, réunis d’abord en un colloque à Genève, puis en un livre qui paraît ces jours*, part sonder la manière dont les îles (vraies ou fausses, réelles ou légendaires) se constituent comme des «mondes clos» dotés d’une force singulière dans les cultures.

L’île, c’est l’origine, c’est l’utopie, c’est le paradis. Tel est son rôle dans les croyances de ceux qui en rêvent à distance, de ceux qui abordent ses côtes, et parfois même de ceux qui y vivent. Voilà pourquoi la réflexion est lancée par trois historiens des religions. Par ce périple insulaire, Daniel Barbu, Nicolas Meylan et Youri Volokhine, de l’Université de Genève, poursuivent une navigation interdisciplinaire touchant aux «mondes clos» et entamée en 2013 par une étude consacrée au jardin: autre lieu associé aux origines, à l’utopie, au paradis.
Monde «idéal car possiblement circonscrit», note Youri Volokhine, l’île est propice aux fantasmes et aux expérimentations. Sa force d’envoûtement se fonde, ajoutera-t-on, sur sa capacité à résonner dans notre psyché, comblant à la fois le désir de se dissoudre dans un sentiment océanique et celui de se sentir pourvu d’une identité confortablement circonscrite. Lieu d’un équilibre miraculeux – donc impossible – entre des élans contraires, l’île est ouverte à toutes les projections: c’est un espace «de rêves, mais aussi de désillusions». C’est ainsi que Bronisław Malinowski, dans le Journal d’ethnographe rapporté de son séjour aux Trobriand, note obsessionnellement qu’il a «fait le tour de l’île». Celle-ci est évidemment paradisiaque, comme il se doit. Il n’empêche que «chaque jour, j’allais seul me promener et je pleurais».

L’Eden à Vanuatu
«Paradis et utopie se mêlent dès le XVIe siècle à propos de certaines îles», relève Dominique Barbe, historien à l’Université de Nouvelle-Calédonie. Il y a d’une part les îles réelles du Pacifique que les navigateurs européens rencontrent à partir du XVIIe siècle. Pedro Fernandes de Queirós arrive dans l’archipel de Vanuatu en 1606 et décrit, le premier, ces îles comme un «paradis terrestre». Les indices de ce caractère édénique? «La générosité de la nature qui produit tout ce qui manque sur un bateau, l’atemporalité qui règne sur des îles sans histoire, la beauté des habitants qui s’y trouvent, leur sagesse ou à défaut la candeur qu’ont les enfants qui, comme Adam, ignorent qu’ils sont nus», note l’historien. Il y a, d’autre part, l’île imaginaire d’Utopia, où l’Anglais Thomas More imaginait une terre d’abondance et une société parfaite dans un livre publié en 1516 et destiné à devenir un best-seller multiséculaire.
Fantasmes paradisiaques et projections utopiques s’associent ainsi dans l’imaginaire du Pacifique, suscitant deux élans opposés. Pour l’un, rattaché à la philosophie des Lumières, les îles sont des paradis irrémédiablement perdus dès le contact avec les navires occidentaux. Pour l’autre, lié aux mouvements missionnaires, ces archipels sont «un monde en train de se perdre, mais plus proche de la rédemption que le monde européen. Fermée, l’île se prête pour la mise en place d’une Cité de Dieu»; elle fait office de «porte du paradis». De ce deuxième mouvements découleront, au XIXe siècle, de véritables théocraties, catholiques et protestantes, instaurées à Tahiti, à Hawaii ou aux îles Tonga en prenant appui sur des rois autochtones convertis. Pour instaurer de manière stricte leur utopie religieuse, les missionnaires feront parfois le choix de l’autarcie et de la fermeture absolue aux influences extérieures. Ces tentatives d’insulariser radicalement telle ou telle île finiront par entrer en conflit avec l’administration coloniale.
Ces projections se font sous le signe d’une double ignorance. Ignorance du fait qu’en réalité «les îles du Pacifique ne sont pas des mondes fermés, mais des espaces en relations plus ou moins continues» depuis bien avant l’arrivée des Européens, poursuit Dominique Barbe. Ignorance, aussi, des conditions réelles de ces terres qu’on croit aussi nourricières que des jardins d’Eden: «Certaines idées comme celle de la générosité de la nature ont la vie dure.» C’est ainsi que des colons s’installent en Nouvelle-Zélande, à partir de 1839, attirés par la New Zealand Company, qui présente l’archipel «comme un paradis». Leur rêve: «rebâtir aux antipodes, dans des îles présentant un milieu proche de celui de la Grande-Bretagne natale, une société préindustrielle dans un environnement vierge de toute emprise manufacturière». L’entreprise tourne au cauchemar en raison de leur impréparation – «beaucoup d’entre eux ne sont pas paysans» – et de la réaction des Maoris, «trompés lors des négociations portant sur la cession de leurs terres ancestrales». Une ligne subtile sépare l’enfer du paradis.

Obscur objet du désir
L’île devient ainsi «l’obscur objet d’un désir qui se nourrit non pas de sa proximité mais de sa distance», écrit Jan Blanc, historien de l’art à l’Université de Genève. Ce désir distant se construit notamment à travers les récits de voyage et la peinture. Les artistes qui accompagnent les expéditions, à l’image de l’Anglais William Hodges (1744-1797), sont mus à la fois par le souci de l’exactitude et par celui de magnifier l’étrangeté de ce qu’ils découvrent. Comment s’y prendre? «Pour transmettre à son spectateur le sentiment vrai et singulier de la nouveauté des paysages qu’il a rencontrés lors de son voyage, il lui faut faire appel aux sensations que ce spectateur connaît déjà.» Le peintre est amené ainsi à faire apparaître du nouveau à partir de lieux communs, ou, comme le dira l’anthropologue Claude Lévi-Strauss deux siècles plus tard, à partir de «bribes d’informations délavées». Celles-ci constituent l’étoffe même du récit de voyage depuis l’époque de Marco Polo, grand champion du ouï-dire, et des Isolari, les «catalogues d’îles» que dressera la Renaissance italienne.
Tout cela réactive un imaginaire bien plus ancien: les premiers rêveurs d’îles à avoir laissé des traces sont les Sumériens. Dans l’étude d’Anne-Caroline Rendu Loisel, historienne des religions à l’Université de Genève, on découvre que la plus ancienne des civilisations mésopotamiennes était déjà tournée vers le passé. Celle-ci se projetait dans un monde d’îles hérissées de «cités en ruine, abandonnées et désertées», peuplées d’animaux fantastiques et mouillées par une mer où étaient engloutis des «dieux détruits». L’île qui se singularise dans ce décor est Dilmun, lieu «vierge de toutes choses, positives ou négatives. Le loup n’emporte pas l’agneau, il n’y a pas de vieillesse ou de maladie.» C’est un paradis dépeuplé, dépourvu de civilisation humaine mais riche en produits naturels – fruits, pierres précieuses –, placé dans un «temps des origines, à l’aube de la vie», habité par un dieu appelé Enki. Une île déserte, déjà.

Et l’Angleterre devint une île
Revenons à l’Angleterre, à propos de laquelle, quelque vingt ans avant Carlo Ginzburg, l’historien Fernand Braudel avait expliqué comment elle «devint une île». A mesure que le pays affirme sa domination mondiale, la mythologie insulaire se rabat sur lui. Ce bouclement de boucle suscite une stupéfiante divagation, racontée par Philippe Bornet, historien à l’Université de Lausanne. C’est l’histoire du savant Francis Wilford (1761-1822), orientaliste anglais qui croit faire une découverte sensationnelle. Un groupe d’îles sacrées, affirme-t-il, constituait autrefois la «terre sainte des Hindous», théâtre d’«événements fondamentaux et mystérieux pour l’histoire de leur religion». Quelles sont ces îles? Ce sont les îles anglaises, répond Wilford: celles-ci seraient donc à l’origine de la civilisation hindoue… Convaincu, mais dépourvu de preuves, Wilford jubile lorsque les érudits indiens qu’il a recrutés dénichent des manuscrits qui confirment sa thèse. On sait aujourd’hui que ces documents étaient faux, rédigés par les employés de Wilford pour lui faire plaisir et obtenir ainsi la récompense promise.
Entre-temps, sous le règne d’Elisabeth Ire, l’Angleterre a achevé son devenir-île, se redéfinissant en même temps «comme centre à l’égard de l’Europe et des Amériques, qui deviennent alors des périphéries de l’empire». Angela Benza, historienne de l’art à l’Université de Genève, observe ce processus à travers l’évolution des portraits de la reine, où l’on voit «l’image de l’insularité culturelle et politique britannique non plus comme une tare mais bien désormais comme un instrument de pouvoir». C’est ainsi que l’expansion européenne, qui avait commencé par une course mondiale aux îles, s’achève avec le triomphe d’une île.
Mais l’histoire ne finit pas. Les anthropologues réunis en 2011 autour du Manifeste de Lausanne. Pour une anthropologie non hégémonique ont inclus l’île dans leur liste des notions fondamentales. L’île contribue ainsi à une pensée émancipatrice face aux dominations du monde contemporain. Loin du paradis, elle n’a pas épuisé son contenu d’utopie.

* Mondes clos. Les îles. Sous la direction de Daniel Barbu, Nicolas Meylan et Youri Volokhine (Editions Infolio).