Ah, la verte Erin, ses paysages, sa musique, son hospitalité… Qui n’a rêvé d’avoir quelques gouttes de sang gaélique dans les veines? C’est sous ces auspices qu’a été lancé «The Gathering», autrement dit le rassemblement. L’idée: appeler tous les Irlandais de souche du monde entier à se rendre en Irlande en 2013. Elle s’est concrétisée cette année sous la forme d’une campagne promotionnelle appelant «tous les Flynn, O’Malley et Schweitzenburg à rentrer au pays […] quelle que soit la date à laquelle votre famille en est partie». Mais, a précisé le vice-premier ministre Eamon Gilmore, «le Gathering est également destiné à tous ceux qui aiment l’Irlande ou s’y intéressent». L’événement sera officiellement lancé le 31 décembre par un concert à Dublin.

Cinq millions d’euros ont été investis, dont 1,5 million pour les campagnes à l’étranger. Retombées espérées: 325 000 visiteurs supplémentaires et 180 millions d’euros. A titre de comparaison et en l’absence de statistiques sur les seuls touristes, quelque 800 000 Américains et 300 000 Allemands gagnent l’île dans les années fastes. Américain du Texas, Barry Hargreaves a été séduit par le concept. Il se rendra en Irlande l’été prochain, pour la première fois de sa vie. «Ma mère était une Murphy, et tous mes ancêtres sont Anglo-Saxons. The Gathering est la parfaite opportunité de découvrir l’Irlande.»

Tournois de ceili (danse irlandaise traditionnelle), festivals de musique, un nouveau spectacle par les créateurs de Riverdance coécrit par l’écrivain Joseph O’Connor, ou encore un rassemblement de barbus à Ballymoe, dans le comté de Galway: autant d’exemples parmi les «milliers de manières de renouer avec vos racines irlandaises. […] Organisez un voyage de golf, une réunion de famille, un corporate event. Préparez-vous à rassembler votre propre «clan» en Irlande l’année prochaine», propose l’une des publicités du Ministère du tourisme irlandais.

Par «clan», il faut entendre les dynasties organisées par nom et importance qui divisaient le pays avant le XVIIe siècle et se réunissaient lors de gatherings. Parmi elles, les O’Neill, des guerriers qui régnaient sur leurs terres. S’ils ont perdu tout pouvoir suite à l’arrivée des Anglais, les clans connaissent un regain de popularité ces dernières décennies, aidé par l’intérêt renaissant pour le gaélique et l’histoire du pays. Après Rome et Paris, c’est dans le comté d’Armagh, en Irlande du Nord, que se rassembleront près de 400 passionnés des O’Neill en mai prochain. Une visite soutenue par les conseils municipaux locaux, soucieux de faire revivre le tourisme dans cette zone périphérique qui a beaucoup souffert des conflits», souligne le professeur dublinois Eoin O’Neill, membre du comité exécutif de l’association des clans O’Neill. «Les O’Neill de l’étranger veulent voir les lieux historiques, font des tests ADN, se passionnent pour la généalogie», explique-t-il. «Et puis, ces réunions permettent de rencontrer des gens passionnants. Une de mes filles se nomme Maire O’Neill. Eh bien, j’ai rencontré une Maura O’Neill, professeur à Berkeley, qui fait partie de l’équipe de Hillary Clinton!»

La campagne bat son plein en Irlande, par le biais des journaux et des réseaux sociaux, mais aussi aux Etats-Unis, où près de 34,8 millions d’habitants revendiquent des racines irlandaises. Il y a quelques semaines, le réputé acteur Gabriel Byrne, ancien ambassadeur culturel de l’Irlande aux Etats-Unis où il vit depuis des années, a créé la polémique en dénonçant une «escroquerie». «Tout ce que veut le gouvernement, c’est soutirer quelques écus à la diaspora. Sinon, il se moque bien d’elle.»

Un avis partagé par certains compatriotes, amers de cet appel à rentrer alors que le pays se débat toujours avec la crise économique qui l’a heurtée de plein fouet en 2008, aggravée par les spéculations financières internes. En octobre dernier, le taux de chômage avoisinait les 15%, et des dizaines de milliers de jeunes diplômés ont quitté le pays en quête d’un emploi.

D’autres estiment que l’initiative table un peu trop sur les volontés bénévoles et ne fait qu’apposer son nom à des événements existants. Ou craignent de voir proposée une version aseptisée de l’Irlande. Vice-président de la très sérieuse association faîtière Clans of Ireland, le professeur et sociologue James O’Higgins Norman indique que le Gathering et son ­soutien financier ont poussé des clans à tenir leur rassemblement en 2013 plutôt qu’en 2012 ou en 2014. «Mais il y a aussi ceux qui veulent former des associations et ne l’auraient pas fait sinon. Nous travaillons avec certains d’entre eux pour nous assurer qu’ils offrent aux visiteurs une repré­sentation authentique de notre héritage plutôt que des rassemblements au rabais avec des trèfles et des Leprechauns [lutins, ndlr].»

N’en déplaise aux cyniques, les préparations vont bon train. Le ministre du Tourisme, Leo Varadkar, a fait savoir qu’il n’éprouvait «aucune honte» à promouvoir la croissance. Selon Gian Gregori, responsable d’Irlande Tourisme pour la Suisse, «plus de 2000 gatherings ont été annoncés pour 2013, et ce chiffre continue d’augmenter». Au pays, nombreux sont ceux qui ont approuvé le plaidoyer de la journaliste Una Mullaly dans le Irish Times. «Oui, l’idée de The Gathering est simple, a-t-elle écrit. Est-ce pour cela qu’elle est mauvaise? Peut-être, peut-être même que, grâce à elle, les Irlandais prendront conscience du fait que nous sommes une nation importante et que des dizaines de millions de personnes veulent garder un sentiment d’appartenance envers cette île, si mal fichue soit-elle.»

«Tout ce que veut le gouvernement, c’est soutirer quelques écus à la diaspora. Sinon, il se moque bien d’elle»