Les logos falots des agglos

Signalétique Dirigé par le designer Ruedi Baur, «Face au brand territorial» déplore la pauvreté visuelle des emblèmes

Comment les systèmes graphiques tendent à appauvrir les messages

Tous les jours, des centres-villes aux périphéries urbaines, depuis les moyens de transport jusqu’au Net ou à la télévision, nous sommes immergés dans des messages visuels. Logos colorés, placards publicitaires, slogans politiques, branding d’entreprise ou de région clignotent, s’accumulent, se confondent. Les signes graphiques tels que «OnlyLyon», «Nike», «I Amsterdam», «Disneyland», «Accor» ou «KLM» adoptent des langages similaires. Ce monde dominateur des images des marques avait déjà été démasqué avec humour par le court-métrage d’animation Logorama, réalisé en 2009 par le studio français H5.

Les «stars» en étaient notamment deux logos-personnages, le Bibendum de Michelin, et Ronald McDonald, la mascotte des restaurants de hamburgers… les rendant au final sympathiques. Aujourd’hui, un ouvrage collectif, Face au brand territorial* , coordonné par le designer franco-suisse Ruedi Baur, vient examiner et critiquer plus radicalement ces terrains minés des emblèmes visuels, en s’attachant particulièrement à «la misère symbolique des systèmes de représentation des collectivités territoriales».

«Logosvilles», une morne plaine visuelle

Le designer-politologue Sébastien Thiéry écrit: «Nous n’en croyons plus nos yeux… Nous sommes aveugles à ce qu’ils voient, et revendiquons cet aveuglement comme preuve de notre extrême modernité: nous sommes affranchis des responsabilités scabreuses, et n’entendons du témoignage de nos yeux que des indications de plaisir ou bien de déplaisir.» Dans le premier chapitre (intitulé «Place du marché») de ce passionnant bouquin, c’est la naissance économique de la ville qui est contée, à travers les symbolisations des sceaux, blasons, poinçons, écussons… Leurs expressions très narratives se confondaient déjà, mais au XXIe siècle, le phénomène s’est aggravé. La carte de France des «logosvilles» étale une morne plaine visuelle.

Comme ils apparaissent plats ces totems interchangeables: Ville de Paris, Ville d’Antony, Ville de Vénissieux. Et c’est le même appauvrissement pour les régions. «Les logos des régions de France sont devenus redoutables, se désole Ruedi Baur. Je ne suis pas nostalgique des blasons, mais s’y lisait des histoires. Quand j’ai travaillé avec l’équipe de l’architecte allemand Finn Geipel pour le Grand Paris, on s’est demandé comment le représenter. Si on mettait les logos des communes les uns à côté des autres, il n’y avait aucune qualité, aucune identité. Avec les écussons, on lisait des cours d’eau, des monuments, des coutumes.»

Dans ce manifeste politique qu’est son livre, Ruedi Baur s’intéresse à l’espace public. Car «entre les logos des entreprises et des territoires publics, il n’y a plus de différence, explique-t-il. On vend notre territoire public comme une valeur marchande. Le branding, c’est toujours la simplification, avec un ou deux éléments dans un logo. D’avoir transposé les stratégies de représentation d’entreprises vers des territoires, des villes, des nations, cela fait qu’il n’y a plus de discours politique, que l’image remplace la réalité. C’est démocratiquement et civiquement très dommageable. Il n’y a plus de transparence. Il faut reconcevoir des systèmes graphiques où apparaissent des éléments communs, mais aussi des différences.»

Les affres du branding commercial

Ce livre, où les innombrables ­illustrations – cartes, logotypes, photos – démontrent autant que les textes, exige donc d’ouvrir, de réouvrir les yeux, pour voir comment le branding commercial a mangé le politique, comment il l’a contaminé. Dirigés comme des entreprises, les territoires se vendent comme des fictions économiques et cosmétiques, attractives, et dans une logique de concurrence. Mais alors, si le désamour par rapport aux politiques était aggravé par ces modes de représentations territoriales qui ne disent plus rien? Ce sont leurs images personnelles que mettent en avant ces «chefs à vendre». Objets et iconographies les transforment eux aussi en produits de masse. Savonnette Obama, théière Kim Jong-il, ballon de football Forza Italia, moue d’Angela Merkel, dents de Berlusconi, lunettes de Poutine… jusqu’à la liquidation totale des messages politiques, comme ceux des nations.

Le drapeau suisse et le rouge de Mao

«Mon hypothèse, avance Ruedi Baur, c’est qu’on a supprimé les frontières économiques, et qu’on les a remplacées par des barrières de valorisation marchande. La Suisse vend du produit suisse. La marque pays a remplacé les frontières au profit des pays riches. Mais que va vendre la Côte d’Ivoire?» Y a-t-il une différence entre les valeurs des pays dits démocratiques et les propagandes des pays totalitaires? En dressant l’histoire du drapeau, particulièrement celui de la Suisse, Ruedi Baur démontre comment l’environnement sémiotique d’un Suisse des années 2010 ressemble à celui d’un Chinois des années 70-90. Même rouge des objets, sigles, affiches. La croix blanche helvète d’un côté, les étoiles jaunes ou le portrait de Mao de l’autre. Car depuis les années 90, le drapeau suisse s’est réduit à cette croix blanche sur fond rouge. Les entreprises helvètes, les institutions, l’Eglise, l’armée, les fromages… ont adopté ce principe visuel, «qui est une simplification populiste et protectionniste», dénonce Ruedi Baur. C’est efficace, cohérent, mais cela met fin à la double identité – le canton et la Confédération –, c’est la disparition des différences. A propos des drapeaux, fait-il aussi remarquer: «Ils étaient si colorés, nerveux, séduisants… Pourquoi celui de l’Europe est-il si froid, avec ce bleu, ces petites étoiles jaunes et surtout ce vide au milieu. Un vide politique éloquent?»

Une image simple peut facilement symboliser un produit, comme la virgule Nike mondialisée. Mais comment traduire la richesse d’une région, d’une nation, d’une communauté de pays, son langage commun, son histoire, sa spécificité, avec une telle misère de signes? Le logo est à la fois une marque de guerre et un vecteur de dilution. Pas étonnant qu’il pullule dans les «non-lieux» de la «surmodernité», analyse le philosophe Pierre-Damien Huyghe. Tels que les autoroutes, toutes semblables, rythmées par de «pauvres panneaux normalisés» – évoquant châteaux et églises alentour que personne ne visitera – qui ne sont que des phénomènes d’annonce, sans réalité ni sensibilité. Autre «non-lieu»: les zones commerciales, pareillement identiques, où prolifèrent les enseignes, tandis que les architectures, boîtes à chaussures ou hangars similaires, y sont si médiocres. La «religion» de la marque suffit à attirer. Le philosophe Huyghe poursuit. «Quand bien même nous avons le sentiment de ne plus avoir à régler nos affaires sur le divin, nous sommes capables de nous fier aux signes des marques et de croire à la vertu des noms, codes ou signaux propres apposés sur le devant des produits… Nous sommes donc toujours des praticiens de croyance.»

Les dangers de la mondialisation graphique

Toutes ces «annonces» uniformes n’autorisent plus le «vagabondage possible de la pensée», «le loisir de la déambulation» ou «l’expérience». Et l’ultra-mobilité n’arrange rien, elle ne fait que confirmer la «logotomie» mondialisée. Cet ouvrage n’est pas qu’un constat sinistre, un rejet d’un monde-logo pour un homme-logo. Pour Ruedi Baur, le design est plus qu’une discipline. C’est une attitude. Qui doit amener «à recréer un lien entre l’action et sa représentation, mener à un langage qui permet aux différents éléments d’un territoire de s’exprimer. Qui implique de nouveaux contrats de confiance. Même si les politiques ne sont guère conscients de ce désastre de leur représentation visuelle, de leur responsabilité éducative. Ils délèguent trop aux spécialistes de la communication, qui ne sont pas des graphistes. L’art graphique n’est pas un tampon!»

Les édiles liront-ils cet ouvrage qui se bat contre l’obsolescence de l’homme, qui affirme que le territoire n’est pas qu’une destination? Il est habité, complexe, multiple. La réalité, c’est aussi «ce contre quoi on se cogne». Piste possible, comme le défend l’écrivain portugais Miguel Torga: «L’universel, c’est le local moins les murs.»

* Face au brand territorial. Sur la misère symbolique des systèmes de représentation des collectivités territoriale s. Ouvrage collectif coordonné par Ruedi Baur et Sébastien Thiéry. Editions Lars Müller.