L’oncle Ben's et la tante Jemima ne sont plus les bienvenus dans la grande famille des marques américaines
Revue de presse
Les icônes du riz et du sirop d’érable incarnent des stéréotypes afro-américains datés. Elles devraient disparaître des emballages, balayées par le raz-de-marée du Black Lives Matter

Jusqu’où le vent les emportera-t-il? se demanderaient peut-être Margaret Mitchell et Victor Fleming, accusés depuis peu de quasi-révisionnisme. Car voilà de nouvelles victimes qui tombent sur l’autel d’une encore inexistante mise en contexte historique: Aunt Jemima et Uncle Ben's ont fait leur temps, doit bien constater l’Agence France-Presse. Leur visage noir au sourire éclatant, parangon des stéréotypes afro-américains parmi les plus éculés, devrait bientôt disparaître des rayons des supermarchés aux Etats-Unis. Dans le mouvement antiraciste d’aujourd’hui, ces deux marques ont compris que le monde avait changé, sous la pression de la rue.
Lire aussi: tous les récents articles du «Temps» sur le racisme aux Etats-Unis
La tante Jemima, une femme noire emblématique qui orne les bouteilles de sirop d’érable et les préparations pour pancakes de Quaker Oats dans les rayons américains depuis plus de 130 ans, perpétue «des stéréotypes raciaux» et va disparaître d’ici à la fin de l’année, a promis mardi l’entreprise, qui appartient au groupe PepsiCo. Dans la foulée, Mars, un autre géant de l’agroalimentaire mondial, a reconnu dans un communiqué «que le temps est venu de faire évoluer la marque» de riz promue par l’oncle Ben’s, «et c’est ce que nous allons faire».
Une fois que tout cela sera fait, ils diront: Il n’y a que des blancs qui illustrent les marques, les noirs ne sont pas représentés! Putain quand j’étais petit (j’étais blanc) et que je voyais cette pub, je me disais: ça doit être trop bien d’avoir oncle Ben’s comme tonton https://t.co/9omgEnPWbn
— Eat Music Only (Mc Ronald) (@EatMusicOnly) June 18, 2020
Mais Mars est resté vague sur ce qu’elle comptait «faire» exactement et n’a pas formellement promis d’abandonner l’image. «Nous ne savons pas pour le moment quels vont être exactement les changements apportés ni selon quel calendrier, mais nous évaluons toutes les possibilités», précise le communiqué. Quaker Oats, en revanche, est plus radicale: elle va se débarrasser entièrement de son visuel d’ici à la fin de l’année et changera ensuite même son nom.
La femme soumise
Depuis 1893, Aunt Jemima évoque les servantes noires du sud des Etats-Unis et, par association d’idées, le passé d’abord esclavagiste, puis ségrégationniste de cette partie des Etats-Unis, où la minorité noire reste soumise à de nombreuses discriminations. Elle incarne une figure obséquieusement soumise, qui agit en protectrice des intérêts des Blancs. Quant à l’Uncle Ben’s, il évoque forcément les plantations de coton ou de riz qui, exploitées seulement grâce aux esclaves, ont fait la richesse du Sud ayant déclenché une guerre civile sanglante pour tenter de préserver ce système coûte que coûte.
Tout cela intervient évidemment alors que les Etats-Unis connaissent, depuis plus d’un mois, les manifestations massives dénonçant la violence policière envers les Afro-Américains et plus largement le racisme en général et l’héritage de centaines d’années d’esclavagisme. Face à la pression de la rue et des réseaux, le pays – et ses entreprises – s’est plongé dans une vaste introspection sur la place faite à la population noire dans la société et le racisme systémique qui la frappe et perpétue les inégalités.
Aunt Jemima a donc annoncé qu’elle allait verser 5 millions de dollars en faveur d’initiatives pour la minorité afro-américaine. Et mardi, c’est la maison mère d’Uncle Ben’s, PepsiCo, qui a mis sur la table un plan de 400 millions de dollars sur cinq ans, «pour soutenir les communautés noires et augmenter la représentation des personnes noires» au sein du groupe.
Il y a encore à peine quelques semaines, on aurait peut-être situé cette affaire aux confins du «politiquement correct». Forbes signale aussi «le cas de Conagra Brands, qui commercialise Mrs. Butterworths» et son sirop contenu «dans une bouteille représentant en principe une grand-mère». Certains y voient les stéréotypes des mères de l’époque de l’esclavage, indique la RTBF. Et il y a encore d’autres exemples du même type. «La mobilisation générale états-unienne contraint ainsi quelques entreprises «incontournables dans les supermarchés […] à repenser un marketing qui véhicule encore les clichés incriminés», dit Courrier international, qui cite les articles, factuels, du Washington Post et du Wall Street Journal en ce jour éminemment symbolique.
Effacer les traces de l’Histoire pour mieux la comprendre, riche idée. Les millions d’esclaves morts depuis longtemps se sentiront tout de suite mieux. Mais allons plus loin : parler de riz blanc n’est-il pas une forme d’expression racisée ? @OserLaFrance https://t.co/x2rJ8n7c2o
— Julien Aubert (@JulienAubert84) June 19, 2020
Les Etats-Unis s’apprêtent en effet à «faire la fête» ce vendredi 19 juin comme toutes les années: c’est le Juneteenth ou jour de la Liberté (Freedom Day) ou encore jour de l’Emancipation (Emancipation Day), qui commémore l’annonce de l’abolition de l’esclavage au Texas en juin 1865, et plus généralement l’émancipation des esclaves afro-américains à travers tout le Sud confédéré. C’est «un jour férié payé», explique Le Monde, notamment chez Nike, Mastercard, Twitter ou Uber. «Amazon et Google ne sont pas allées jusque-là», mais, dans le contexte du Covid-19, «ont incité leurs employés à limiter les réunions et à créer du temps pour réfléchir et apprendre des autres»…
… D’autres, comme Adidas, se sont engagées à embaucher à l’avenir 30% d’Afro-Américains ou d’Hispaniques
D’après Philippe Garneau, président et chef de création chez GWP Brand Engineering cité par Radio-Canada, «à l’époque de sa création, l’image de Aunt Jemima avait peut-être une raison d’être parce qu’elle vendait l’idée de la bonne nourriture faite maison par une servante noire. A notre époque, ces images peuvent être considérées comme offensantes parce que, bien sûr, la société a changé.» Il y a un malaise quand on les voit «à la lumière des récents événements» car «le marketing n’est pas sujet à la raison, mais plutôt aux appétits et humeurs du public, et le public en a assez maintenant»…
… C’est une occasion rêvée pour ces marques de vraiment changer et on dirait qu’elles vont toutes le faire en même temps
Quant au Journal de Québec, il déplore que, bien conscientes de la problématique, les entreprises aient «attendu des événements d’une ampleur majeure avant de bouger», alors que des «démarches en ce sens avaient été entamées il y a plusieurs années. Le Smithsonian Magazine rapportait en octobre 2014 que des descendants de la «vraie» Aunt Jemima traînaient par exemple Quaker Oats devant les tribunaux. Ils «dénonçaient alors l’utilisation de l’image et de la recette de leur ancêtre sans que personne n’obtienne de compensation».
De manière plus générale, «tout est question de limite et d’équilibre. Quand on est publicitaire, on n’a pas le droit qu’un produit se mette à choquer les consciences», estime l’encore incontournable Jacques Séguéla, interviewé par Le Point. «Il ne faut heurter personne et changer de terrain si c’est le cas, pour éviter tout graphisme qui pourrait avoir des connotations racistes. Mais cela ne veut pas dire qu’on n’a pas le droit à l’exotisme ou à l’aventure! Il faut évidemment lutter contre le politiquement correct quand il outrepasse ses droits, mais garder à l’esprit que le respect du consommateur doit passer avant tout.» Donc ces marques qui annoncent un changement de logo «auraient peut-être même dû le faire plus tôt». Pierre Dac disait:
Il est souvent trop tôt pour savoir qu’il n’est pas trop tard
«Changer un visuel lourdement connoté aujourd’hui, c’est appliquer cette maxime», résume Séguéla.
Retrouvez toutes nos revues de presse.