«Ces lotos, c’est une ambiance, une parenthèse de bonheur»
Loisirs
AbonnéLe canton de Fribourg est le royaume de ce jeu, plébiscité surtout par les seniors. Une manière de pallier leur solitude et de pimenter un quotidien routinier. A Givisiez, la fièvre est au rendez-vous

Elles s’appellent Bluette, Rose-Marie, Nelly, Marie-Madeleine, Poupette. Toutes ont leur place attitrée au loto de Givisiez, dans le canton de Fribourg. Défense de s’y installer. De toute manière, elles viennent deux heures avant le tirage, pour discuter et croquer un morceau «mais ça coûte vite cher, alors on prend juste un sandwich et un café». Elles passent le temps en jouant aux cartes à deux, trois ou quatre. Le rami, la belote, la bataille, autant de moments partagés. Ici, gagner a finalement peu d’importance, ce qui compte, c’est de se retrouver parce que «c’est dur à la maison quand on est seule».
Lire aussi: A 60 ans, ils sont de plus en plus nombreux à jouer aux jeux vidéo
L’endroit n’est pas des plus accueillants. Un grand réfectoire impersonnel, genre salle de gym sans les espaliers, de longues tablées, des chaises en plastique pas si confortables. Il fait chaud, un peu trop, dehors l’air est glacial. Ici, à Givisiez, tous les jeudis, samedis et deux fois le dimanche, à 14h et 19h30, se succèdent les lotos. Trois cents personnes en moyenne pour chaque session. «Nous en proposons quatre ou cinq par semaine, explique Samuel Meuron de l’Inter loto Fribourg (Ilof), ce qui fait environ 200 à 220 lotos tombolas par année. A Fribourg, c’est une véritable institution.» Le jeune homme insiste sur le rôle social de ces événements: «Ici, 60% des gens ont 60 ans et plus. Ces seniors sont heureux de se retrouver entre eux. Ils se préparent car c’est une sortie importante. Ils viennent souvent vers moi me parler de leur journée, de leurs enfants, petits-enfants, parfois de rien.»
«J’aime le suspense»
A midi trente, une heure et demie avant le début des festivités, Nelly Baeriswyl est concentrée sur ses mots croisés. «C’est bon pour la mémoire», lance-t-elle d’un air malicieux. Elégante, elle porte une jolie jaquette blanche et un foulard violet à pois blancs. «Si j’avais su que la presse était là, j’aurais mis un peu de rouge à lèvres.»
Elle est rigolote, pleine d’énergie et de vie. «Cela fait cinquante-quatre ans que je joue. J’aime le suspense, couvrir un numéro, espérer une criée. Certains préfèrent le casino, d’autres les cartes, moi c’est le loto. Il en faut pour tout le monde.»
Sur sa table, les cartons sont déjà bien alignés, à côté, un baluchon en tricot bleu renferme des pièces de 5 centimes: «c’est plus pratique que les jetons qui, à mon sens, sont trop légers.» Des années d’expérience, cela se lit jusque dans les moindres détails. «A 16 ans, je me rendais déjà au loto avec ma mère, une mordue de ce jeu. J’ai une sœur aussi qui adorait y aller. J’étais toujours avec elle, mais aujourd’hui elle est handicapée cérébrale. Maintenant qu’elle est dans une chaise roulante, c’est compliqué. Je ne peux plus la prendre avec moi, elle n’entend plus bien et ses gestes sont un peu désordonnés. Mais je joue pour elle. Malheureusement, je ne gagne jamais, mais j’espère toujours.»
Ce n’est pas que je m’ennuie, mais le loto me change du quotidien, surtout maintenant que je suis à la retraite
Nelly vient au loto le jeudi, le samedi et le dimanche. «Un peu trop! Mais j’habite tout près. On est toujours un peu avec les mêmes personnes, on a notre table, on se voit, on joue ensemble et après on ne se voit plus jusqu’au prochain loto. Ce n’est pas que je m’ennuie, mais le loto me change du quotidien, surtout maintenant que je suis à la retraite.»
La Fribourgeoise, qui précise ne pas être méchante comme la fillette de La Petite Maison dans la prairie dont elle porte le prénom, a travaillé toute sa vie dans la restauration. Elle a tenu un restaurant de quartier à Zurich. «Je travaillais de 7h à minuit. C’était vraiment un endroit ouvert à tout le monde. C’était une ambiance…» Silence. Le bruit de la salle la rattrape. Les pensées s’envolent.
Lire encore: Jouer ensemble, ultime contre-pied à l’anxiété ambiante
«Mieux que la télévision»
Tout à l’autre bout, près de la fenêtre, une autre petite dame est elle aussi bien en avance. Et fait des mots non pas croisés, mais fléchés. Elle s’appelle Rose-Marie Thomet. «Je viens au loto tous les week-ends, c’est mieux que de regarder la télévision. Mon mari est décédé il y a trente ans, le jour de mon anniversaire. Il était crieur remplaçant, il tirait les numéros.» Elle s’arrête, reprend son souffle et change de sujet: «J’ai toujours travaillé dans les restaurants, j’adore le monde, la compagnie, les gens. Pour ne pas être seule, car je vis seule avec mon chien, je rejoins des amis qui viennent ici. Nous sommes une petite équipe et parfois nous jouons aux cartes, une heure avant le début du loto.»
Rose-Marie arbore un beau foulard turquoise et une jaquette brodée. Elle affiche un sourire tout en délicatesse, qui laisse transparaître une certaine mélancolie. «Vous savez, si je reste un peu à l’écart, c’est que j’ai des problèmes de respiration, à la suite d’une opération du cœur. A cette place, je peux entrouvrir la fenêtre.» Elle regarde dehors, pensive.
Puis, elle prend son sac et en sort une pierre naturelle, un minuscule cochon rose que sa petite-fille lui a acheté, «normalement il ne faut pas le montrer», et un chien en porcelaine qui ressemble à Phénix, son compagnon à quatre pattes: «Ce sont mes porte-bonheur, mais je n’y crois pas trop.»
De l’argent plutôt que des bons
Le loto n’a toujours pas débuté, et pourtant l’ambiance est au beau fixe. Marie-Madeleine, Bluette, Poupette et Beat parlent plus qu’ils ne jouent aux cartes. Ils en profitent pour faire passer leur message concernant Fribourg qui, afin de respecter la loi fédérale, accepte désormais les lotos en cash. Des règles du jeu qui changent la donne.
J’espère qu’ils ne recommenceront pas avec les corbeilles garnies. Quel cirque pour le partage. Quand vous recevez 2 kilos de fromage, et que vous êtes seule, vous en faites quoi?
«Nous sommes contents, nous allons de nouveau recevoir de l’argent et non plus ces bons que nous devions utiliser uniquement dans les grandes surfaces, Migros, Coop, Conforama, Lidl, Aldi, précise Bluette. Nous pourrons aller là où bon nous semble. J’espère qu’ils ne recommenceront pas avec les corbeilles garnies. Quel cirque pour le partage. Quand vous recevez 2 kilos de fromage, et que vous êtes seule, vous en faites quoi?»
«J’ai ma table depuis trente ans»
Tous rigolent. Et forcément ils en rajoutent. C’est Marie-Madeleine qui poursuit: «Il ne faut surtout pas supprimer ces lotos, c’est une ambiance, une parenthèse de bonheur. Il y a un côté social. Les personnes âgées viennent se distraire. Remettre l’argent ou pas, peu importe, ce qui compte, c’est de se rencontrer, de partager. Moi, j’ai 73 ans et je vis seule. Ici, c’est bon pour le moral.» Poupette, honorablement connue ici à Givisiez, enchaîne: «J’ai ma table depuis trente ans, on a toutes nos habitudes de petites vieilles. Le loto? C’est une maladie qui coûte cher. Il faut compter 150 francs. Mais comme je suis chanceuse…»
Lire également: Les jeux de société font leur retour en grâce
Beat, en minorité car il y a peu d’hommes dans la salle, ne boude pas son plaisir d’être si bien entouré. Mais il préfère se taire. Il écoute.
Enfin, le loto commence. Les numéros défilent, énoncés en français, puis en allemand. Tout va vite. Quine, double quine, carton. C’est gagné là-bas. Un murmure de déception se fait entendre ailleurs. Le bal reprend, le 9, le 77, le 42…
On quitte la grande salle de Givisiez, une pensée pour Nelly et sa sœur qui n’est plus de la partie. On lui souhaite alors de gagner deux fois. Un dernier coup d’œil vers la fenêtre. Rose-Marie est concentrée sur ses cartons, le petit cochon rose trône bien sur la table.