C’est un livre sur les Américains comme on en a encore rarement lu. Un instantané d’une société qui n’a jamais été autant divisée entre ses habitants et ceux qui la dirigent. Et dont, vu de l’Ancien Monde, on connaît finalement mal la réalité.

Conçu et réalisé par le graphiste bâlois Ludovic Balland et édité chez Scheidegger & Spiess, American Readers at Home présente sur 550 pages une enquête saisissante au cœur de cette population qui vit au pays de la liberté d’expression et des fake news.

Ce portait de l’Amérique en 55 interviews et 400 images est le fruit d’un long périple. Au total, 21 000 kilomètres qui vont emmener Ludovic Balland de New York à San Francisco, en passant par Chicago, Memphis et Albuquerque, entre septembre et décembre 2016. L’idée du road trip? Interroger les gens sur les infos qu’ils ont vues, lues ou entendues la veille. Des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des Blacks, des Blancs, des riches et des pauvres qui racontent ce qu’ils ont retenu de l’actualité du monde.

Cavalerie légère

A l’origine baptisé Day After Reading, le projet est lancé une première fois en 2014 et une deuxième en 2015. En 2016, c’est l’Ambassade de Suisse qui demande à Balland s’il est prêt à reprendre la route. Le graphiste répond oui. Il faut dire qu’en 2016, les Etats-Unis vont élire leur 45e président. La première puissance du monde est aussi celle qui a inventé les réseaux sociaux et les chaînes d'infos qui tournent en boucle. On imagine le laboratoire médiatique en surchauffe à l’heure de choisir son chef suprême.

Ludovic Balland repart donc en piste avec sa cavalerie légère de journalistes et d’interviewers. Lui se charge de prendre les photos et de mettre en pages le matériel. Il fabrique un journal distribué gratuitement dans la ville où les citoyens ont été interrogés. Ludovic Balland pose des questions simples, jamais exactement les mêmes d’un interlocuteur à l’autre. «Si vous étiez journaliste, sur quelle histoire écririez-vous aujourd’hui?», «A votre avis, est-ce que les médias couvrent correctement la présidentielle?», «Quelle est la première info dont vous vous souvenez?»

«Lorsque Martin Luther King a été abattu, répond Sandra Young, qui habite Washington DC où elle est assistante administrative. Nous étions dehors. Ma mère criait: «Rentrez, rentrez!» Tout le monde rentre dans la maison. Les sirènes hurlaient dans notre rue. Je me souviens que dans le salon, la télé était allumée.»

Journal collector

En 2016, Le Temps s’était associé à ce projet excitant pour un quotidien en publiant une sélection de ces entretiens. Avec le soutien de la compagnie Swiss et du Festival Images Vevey qui exposa le projet complet, nous avions pu encarter un journal collector, imprimé aux Etats-Unis dans ce format oblong typique et acheminé par avion, dans l’édition du Temps du mardi 25 octobre.

Ce que montrait déjà cet exemplaire spécial, c’est l’importance qu’a prise la photographie dans la publication finale. «Au départ, j’envisageais ce livre sans aucune image, explique le Bâlois. Lorsque nous faisions le journal sur place, le texte prenait tout l’espace. Il en restait très peu pour les photos. Au point que j’imaginais alors présenter toutes ces interviews comme une sorte de roman dans un emballage de fiction.»

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Complémentarité 

Pendant un an, le graphiste laisse dormir son matériel. C’est en le réveillant que tout s’éclaire. «J’ai été frappé par la qualité de ces prises de vue, pas par leur aspect esthétique mais par ce qu’elles racontaient. La photo et l’interview sont deux formats qui ne fonctionnent pas très bien ensemble. Une année plus tard, je comprenais comment ils pouvaient être complémentaires, comment à travers la couleur et le noir et blanc, l’intimité des gens et les lieux, un dialogue pouvait s’instaurer.»

Le livre montre ainsi les portraits des interviewés, de leurs salons et des endroits où ils consultent l’actualité mais aussi des paysages de cette Amérique banale à qui personne ne demande son avis. Ce qui lui donne son côté unique d’objet documentaire qui se feuillette par épisode, comme on regarderait une série télé. «C’est à la fois un livre de photographie et une publication journalistique. Comme deux prises de son indépendantes, mais éditées côte à côte, qui produisent un écho extraordinaire et nouveau dans le monde de l’édition», continue Balland qui voue un culte à la mise en pages, à la typographie et aux médias imprimés.

Revitaliser la presse

Trois fois médaillé d’or au prix du plus beau livre du monde à Leipzig, trois fois auréolé du prestigieux Type Directors Club remis à New York, trois fois encore lauréat du Prix fédéral de design, en 2016 le Bâlois décrochait le Prix Jan Tschichold, du nom du créateur du concours du plus beau livre de Suisse, qu’il a déjà remporté quatre fois.

Autant dire que, graphiquement, son American Readers at Home est un modèle du genre, un ouvrage splendide qui sent bon le papier et l’encre d’imprimerie. «Il marche main dans la main avec la presse. Il la questionne, l’observe, la remet en question et la valorise.»

Un thème récurrent

Et quel constat tire-t-il de ces rencontres? Quel caractère patent a-t-il pu dégager de la manière dont ces citoyens consomment l’information? «C’est un exercice difficile, ces 55 interviews sont toutes très différentes et très personnelles. Je dirais quand même: à quel point les Américains restent obsédés par la conspiration et l’idée de complot. C’est quelque chose qui revient tout le temps, dans toutes les couches de la population. De la même manière, j’ai senti une certaine lassitude des gens pour les médias juste après l’élection de Trump.

D’un coup, on me claquait plus facilement la porte au nez», explique Ludovic Balland, qui s’apprête à repartir pour continuer à creuser son sujet. «Je resterai un peu plus longtemps sur place. En 2016, on consacrait une semaine à chaque ville. Si tout se passe bien cette année, je séjournerai pendant trois semaines à Rapid City. L’idée est aussi de s’associer avec un média local pour qu’il publie nos histoires dans ses pages. L’intérêt de ce projet, c’est de l’envisager sur le long terme. Et pour la presse de proposer un format qui peut lui redonner de la vitalité.»


Ludovic Balland, «American Readers at Home», Ed. Scheidegger & Spiess, 550 p., www.american-readers.com