Ils s’appellent Françoise, Maria, John, Christine ou Thierry. Ils font partie des 640 bénévoles qui, en 2018, ont répondu aux 240 000 appels adressés à La Main Tendue, antenne d’écoute téléphonique, à l’œuvre 24h/24 en Suisse depuis plus de soixante ans. La journaliste Francesca Sacco a eu l’excellente idée d’aller à la rencontre de 15 de ces «répondants» du 143 pour comprendre pourquoi et surtout comment ils accomplissaient cette tâche.

Dans La magie de l’écoute, les témoignages, passionnants, parlent, notamment, du sérieux de la formation, de l’immense solitude des appelants et de la solidarité des bénévoles, liée sans doute au devoir de discrétion et au travail d’introspection. On dévore ces témoignages comme un roman, car chaque protagoniste a ses forces et ses faiblesses, ses affections et ses réserves. Parcours en plusieurs stations.

La motivation

Pourquoi consacrer 25 heures mensuelles, parfois la nuit, à répondre à des appels difficiles? Retraités pour la plupart, les interlocuteurs, qui ont souvent exercé des professions dans les domaines de la santé, du social et de l’éducation, ont toujours été «ouverts aux autres» et «disposés à écouter». Cela dit, lorsqu’ils ont rejoint La Main Tendue, tous ou presque avouent avoir été surpris par la différence entre une écoute spontanée et celle pratiquée dans ce cadre, qui est une écoute active avec reformulation et dénuée de conseils directifs.

Certains, comme Janine ou Maria, ont la foi ou un ange gardien. D’autres, comme Marielle ou André, on fait du scoutisme et ont conservé de cette activité un sens de la solidarité. Beaucoup se définissent comme «engagés». Angela avait besoin de «quelque chose de profond», André a connu une crise de la quarantaine qui l’a incité à se former à l’écoute et John souhaitait «faire partie d’une équipe». Tous, sans exception, notent que cette activité demande énormément d’énergie, de présence, d’attention, car, observent-ils, «même s’il ne nous voit pas, l’appelant sent très bien quand on n’est pas là à 100%». Mais leur investissement est largement récompensé. Maria: «Le fait de donner m’a rendue encore plus riche. Je ressens vraiment un feu de bonheur en permanence.» Thierry: «Je suis devenu plus subtil, plus curieux, moins jugeant.» Jean-Philppe: «J’ai appris des choses que je n’aurais jamais soupçonnées.» Avant, certains pensaient «en noir et blanc»; avec cette tâche de «répondant», ils ont découvert «d’infinies nuances de gris».

On voudrait aider les autres et leur dire des choses comme «je pense que ce serait bien pour vous»… et après on aimerait les voir avancer. Ça ne marche pas comme ça

John, répondant actif

La formation

Très cadrée, longue (neuf mois), puis continue au fil des années, la formation de répondant est exigeante. Pour écouter de manière adéquate à La Main Tendue, Jean-Philippe évoque «un travail de déconstruction», dont parle aussi très bien John, actif depuis onze ans: «Il faut tout reprendre à zéro. Quand on arrive ici, on voudrait aider les autres et leur dire des choses comme «je pense que ce serait bien pour vous»… et après on aimerait les voir avancer. Ça ne marche pas comme ça. Notre boulot consiste à écouter les appelants, puis à reformuler ce qu’ils ont dit pour s’assurer qu’on a bien compris et pour les aider à se clarifier.» Paul-André insiste sur «l’attention profonde» de cette écoute qui s’oppose à la société de zapping. L’idée générale? Les appelants ont souvent la solution en eux et, dans l’idéal, la découvrent au fil de l’échange.

Alice: «Ce qui est vraiment beau, c’est quand la personne conclut par «vous avez raison, je vais faire comme vous avez dit», alors que la solution vient d’elle. Oui, ça c’est vraiment beau…» Angela pense que cette écoute devrait être enseignée aux jeunes, «parce que cet apprentissage modifie notre perception des autres».

Les appelants

La face cachée de la société. Un monde de misère et de solitude. Quasiment tous les répondants disent avoir découvert une population en détresse qu’ils n’imaginaient pas. Et beaucoup ont revisité leur idée de l’appelant, comme le résume John: «Je pensais que j’allais parler avec des gens qui ont des problèmes relativement normaux et qui ont envie d’avoir des conversations profondes. Mais notre clientèle, ce n’est pas ça. Je dirais que 70% des appelants souffrent de problèmes psychiques.» Et un bon tiers des appels sont issus d’habitués qui répètent souvent les mêmes reproches ou frustrations. Initialement, les antennes d’écoute ont été fondées pour éviter les suicides. Qu’en est-il aujourd’hui? C’est toujours l’appel que redoute le répondant, notent les intéressés, mais il est très rare, il ne concerne que 1% des cas.

Maria a vécu un suicide en direct. En ligne, un homme s’est vidé de son sang. «Il a téléphoné à 5h du matin et on a discuté pendant une heure quarante. J’étais sûre qu’il ne passerait pas à l’acte. C’était vraiment dur, ça m’a fait un choc terrible. Les bruits étaient affreux, je ne les oublierai jamais.» Après supervision, Maria a admis qu’elle avait accompagné cet interlocuteur dans un acte qu’il était de toute façon décidé à faire, mais qu’il ne souhaitait pas faire seul.

Jean-Philippe a, lui, pu éviter un suicide. «Un homme a téléphoné depuis un pont d’autoroute, il était prêt à sauter. Il pleurait beaucoup. En l’espace d’une heure, nous sommes arrivés à renverser la situation.» Ce qui a aidé selon lui? «J’ai exprimé mon inquiétude pour lui, je n’ai pas eu peur de le confronter à sa situation, ni de le voir descendre encore plus profondément dans sa souffrance et, plus tard, je lui ai raconté un épisode difficile de ma vie. Tout à coup, il s’est mis à me parler comme si j’étais physiquement près de lui. Il a cessé de pleurer, a respiré un grand coup et a soupiré. «C’est incroyable ce tu me dis»… C’était un moment solennel, très fort.»

Se taire ou parler?

En Suisse, les membres de La Main Tendue s’appellent des «répondants». En France, à SOS Amitié, ou en Belgique, à Télé-Accueil, ils se nomment des «écoutants». Les termes parlent d’eux-mêmes. Après s’être tus pendant longtemps, les bénévoles helvétiques se sont mis à répondre, soit par reformulation, soit à travers des questions prudentes, dans l’idée chère à l’association de «creuser».

Soit encore pour dire leur ressenti ou mettre des limites. Marielle, vingt ans de pratique: «J’ai dû apprendre à me manifester. Par exemple, avec les appelants grossiers, je m’exerçais à leur dire des choses comme «votre vocabulaire me dérange». Et face aux hommes qui se masturbaient, je disais: «Mais monsieur, nous ne nous connaissons pas! Vous êtes en train de m’utiliser!» Anne-Françoise, répondante depuis trente-deux ans, confirme. «On avait beau protester «ce n’est pas le téléphone rose, ici», certains masturbateurs ne se démontaient pas, ils répondaient «oui, mais c’est gratuit.» En raison des nouvelles technologies, ces comportements ont quasi disparu, assurent les bénévoles.

Ne pas se voir, un atout?

En général, un entretien dure entre quinze et vingt minutes. Selon le psychologue français Samuel Comblez, ne pas se voir permet «une libération de l’imaginaire, avec des projections et une charge symbolique amplifiée». Certains bénévoles façonnent une image de leurs interlocuteurs, au risque de se tromper. «Une fois, je parlais avec une appelante que j’imaginais très svelte… et tout à coup, elle m’a dit qu’elle pesait plus de cent kilos, raconte Christine. Là, j’ai compris que j’avais beaucoup d’imagination!»

D’autres imaginent le paysage autour de l’interlocuteur. «Je me fais une sorte de tableau, explique Janine. Je suis attentive au souffle de la respiration, aux bruits environnants. Si la fenêtre est ouverte ou non…» André, qui est musicien, parle d’effet laser. «Alors qu’en face-à-face, je suis vite submergé par le non-verbal, au téléphone, je sens immédiatement le défaut d’authenticité. L’inclination de l’âme transparaît dans la voix.» Beaucoup disent pratiquer des respirations profondes pour stabiliser leurs émotions, car les appelants sentent si bien les bénévoles qu’ils arrivent parfois à savoir comment ils sont assis, au simple son de leur voix.

Le secret

C’est une règle pratiquée par toutes les antennes d’écoute. Les bénévoles ne sont pas censés évoquer leur activité à l’extérieur. Pourquoi? Par discrétion, puisque le secret des entretiens est une règle de base. Et pour ne pas dissuader leurs amis ou connaissances à appeler. A ce sujet, si un bénévole reconnaît quelqu’un au bout du fil, il lui conseille de rappeler pour parler à un collègue. Il est arrivé que des appelants donnent leur identité ou envoient même des cartes postales à La Main Tendue, mais le plus souvent, l’entretien reste anonyme et les répondants utilisent des pseudonymes pour ne pas se sentir impliqués personnellement lorsque les appelants demandent leur prénom.

Les répondants ne peuvent pas témoigner en justice, mais, en cas de force majeure, ils sont autorisés à prévenir la police. Katinka a ainsi pu éviter une tragédie lorsque son interlocuteur l’a informée qu’il allait tuer la juge et une autre personne lors d’une audience. «J’ai commencé à lui poser des questions pour obtenir des détails et il m’en a donné suffisamment pour que je puisse prévenir la police, qui l’a appréhendé. J’ai eu une bonne intuition, car, quand il a été arrêté, il était armé.» Ce cas est exceptionnel. Il arrive plus souvent que la police appelle La Main Tendue «quand elle ne sait pas comment gérer une personne en grande détresse, détaille Katinka. Elle nous la passe au téléphone.»

La nuit

Certains l’aiment pour son silence et son mystère. «On sent un peu comme un gardien de nuit qui veille sur la ville. Et le collègue qui vient vous relever le matin arrive avec le petit-déjeuner», sourit André. D’autres refusent d’en faire, car ils n’arrivent pas à récupérer après. Qu’ils l’aiment ou non, tous ou presque ont un reproche récurrent: trop de gens appellent pour des motifs anodins – dire ce qu’ils ont mangé, ce qu’ils ont vu au cinéma, qu’ils n’arrivent pas à dormir, etc. – et non pour des urgences. Plusieurs bénévoles regrettent que la règle ne soit pas plus claire et sont plutôt irrités d’être réveillés ainsi pour des raisons mineures.

La force du groupe

C’est une constante. Parce que la formation demande une grande connaissance de soi, parce qu’il y a beaucoup de détresse parmi les appelants et parce que les bénévoles ne sont pas autorisés à parler de leur activité à l’extérieur, le groupe est très solidaire et très transparent. «A l’extérieur, si vous voulez une conversation profonde, vous devez bien choisir la personne à qui vous parlez, alors qu’ici, vous pouvez le faire avec n’importe qui, se réjouit Alice. C’est comme s’il y avait une barrière en moins pour entrer en relation.»

Cette sensation de compréhension immédiate est si forte que certains répondants changent leur cercle à l’extérieur. «Il y a des gens que je ne vois plus, explique Jean-Philippe. Des soirées auxquelles je ne vais plus, car je sais d’avance que je ne m’y sentirai pas à l’aise.» «Ici, on n’a pas peur de se montrer tel qu’on est, avec ses faiblesses et ses défaillances, surenchérit Christine. Et, pour notre pratique, c’est important d’être authentique, poursuit la bénévole. Oser reconnaître que je me sens désarçonnée. La bienveillance, ce n’est pas seulement pour l’autre, c’est aussi pour soi-même.»


La magie de l'écoute, Francesca Sacco, Georg éd., Genève, 2019