Assise en bout de table, sourire léger, elle présente avec soulagement son ultime parade. A 20h tapantes, ses deux enfants doivent poser leur téléphone portable sur la table du salon. Et qu’ils n’essaient pas de négocier. «C’est un couvre-feu», confie Dulce. Cette mère de famille de la région genevoise fait preuve de fermeté pour éviter des débordements devenus pesants.

Son fils de 14 ans aime jouer avec les limites. Il y a le téléphone, collé à la main pour regarder des vidéos «stupides» sur YouTube, et les jeux sur l’ordinateur, ceux dont la partie ne peut s’arrêter à l’heure de passer à table. Une grande source de crispations au moment où Dulce doit absolument se reposer. Elle commence le travail avant l’aube, à 5h du matin, pour polir les pièces de métal de l’industrie horlogère. «Il faut donner un cadre dès le plus jeune âge, sinon il faut se battre. Avec moi, ils se permettent tout», regrette-t-elle.

Surcharge pour les mères

Pour apaiser son foyer, Dulce a sollicité une aide extérieure. Une coach familiale. Laure Amberg accompagne des parents en détresse, dont la cause du mal-être dépend parfois des écrans connectés. «Il ne faut pas diaboliser ces technologies. En général, elles représentent la pointe de l’iceberg des difficultés rencontrées à la maison», nuance la spécialiste. Ces petits objets nourrissent des tensions, des ressentiments, des angoisses et quelques fantasmes. Un concentré explosif. Mon enfant devient-il accro à son téléphone? A-t-il accès à des contenus dangereux? Dois-je sévir? Certains parents peinent à trouver la bonne attitude à adopter, au point de se trouver désemparés.

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Une étude sociologique, rendue publique ce jeudi lors d’un colloque organisé par la fondation Action innocence et la Haute Ecole de travail social de Genève, pointe ces divers tracas. Son autrice, Claire Balleys, a rencontré 15 familles romandes pour mieux comprendre comment les écrans s’immiscent dans le quotidien et finissent par l’empoisonner (lire le complément). Face à ce problème, les mères sont en première ligne. «La charge éducative routinière que représente le rappel constant des règles est majoritairement imputée aux femmes», souligne la sociologue de l’adolescence.

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«Il voulait casser la voiture»

Pour Dulce, la situation s’est aggravée après son divorce. Deux appartements, deux ambiances. Deux parents, deux attitudes opposées. «Quand je demande quelque chose à mes enfants et que ça ne leur convient pas, ils me répondent: «De toute façon, on va vivre chez papa.» Son ex-conjoint n’adopte, selon elle, aucune règle en la matière. Comment poser alors un cadre?

A Pâques, elle a amené ses enfants dans un centre équestre, passion de la benjamine, au beau milieu de la campagne. En bannissant le téléphone portable et sans leur dire que leur aventure allait durer deux jours. «A notre arrivée, mon fils a piqué une crise. Il voulait casser la voiture. Finalement, on a passé un super moment ensemble. C’était formidable», sourit-elle. Une fois de retour à la maison, les vieilles habitudes ont toutefois repris le dessus.

Laure Amberg écoute attentivement son récit, avant de présenter sa méthode d’accompagnement: «Il faut réaliser un travail de responsabilisation auprès de chacun des membres de la famille. On élabore un cadre pour que les enfants comprennent qu’il existe des limites à respecter dans la société, qu’il s’agisse du téléphone ou non, tout en leur offrant une certaine autonomie.» Pour quelle raison? «Quand il existe trop de règles, la tentation de les enfreindre est grande», répond l’éducatrice.

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Besoin de contrôle

Lâcher du lest tout en gardant un œil sur les activités numériques: l’équilibre est parfois difficile à trouver. Des applications mobiles permettent aujourd’hui de réguler l’usage du téléphone. «Vous pouvez tout faire avec ces outils de contrôle parental. Il est possible d’éteindre l’appareil à distance, voir le temps passé dessus ou encore fixer des heures d’utilisation», liste Laure Amberg. Ces services répondent à une angoisse, celle d’un monde virtuel perçu comme violent. Elisabeth, qui s’occupe d’enfants placés près de Genève, exprime cette crainte. «Quand on n’a pas l’habitude de ces outils, on a de la peine à identifier les dangers. J’ai peur, je ne suis pas sûre de moi. Où fixer la limite? se demande la sexagénaire. Quand les enfants nous reprochent de ne rien comprendre, ils n’ont pas tort.»

Pour se rassurer, certains parents inspectent le contenu du téléphone de leur progéniture. Ils passent en revue l’ensemble des applications utilisées, parcourent les photos, les messages envoyés aux copains avant de poser des questions ou de formuler une mise en garde. L’expérience peut se révéler pénible pour les premiers concernés. «Evidemment que cela perturbe les enfants», tranche Annick Pochet, thérapeute familiale.

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Surveillance toxique

La tentation de la surveillance permanente s’avère irrésistible. Des familles vont plus loin en suivant leur enfant à la trace grâce à des services de géolocalisation. Dans l’étude sociologique menée en Suisse romande, un père de famille partage son expérience: «Des fois je regarde où elle est, voilà, donc quand elle me dit «je rentre à 1h» et puis à minuit et demi je la vois je ne sais où, je peux lui dire: «Tu rentres quand?» Dans une autre famille, la mère reçoit une notification dès que son fils aîné quitte un périmètre défini dans leur commune de résidence. Il a 16 ans.

Ce contrôle total est-il réalisé avec une pointe de gêne ou de culpabilité? Absolument pas. Les familles qui adoptent cette attitude sont persuadées d’agir correctement, d’avoir trouvé un bouclier contre les dangers de la ville. Selon Annick Pochet, ce besoin aigu de réassurance cache une angoisse: «De quoi ont-ils peur? Que leurs enfants grandissent et finissent par leur échapper?»

L’utilisation de technologies de surveillance peut fragiliser la confiance au sein de la famille. Une étude, publiée en mai 2019 dans la revue scientifique Children and Youth Services Review, a montré que cette attitude peut affaiblir l’attachement de l’enfant à ses parents. «Cela peut devenir contre-productif au point de pousser l’enfant sur la voie de la rébellion», s’inquiète Joel Michael Reynolds, bioéthicien et spécialiste des nouvelles technologies, dans un article publié par The Conversation.

Quand elle intervient chez des particuliers, Annick Pochet use du même stratagème: elle demande à tout le monde de poser son téléphone portable sur la table du salon. Avec cette question: quelle est votre utilisation personnelle? Les parents finissent par regarder, penauds, leur smartphone «ultra-sophistiqué». «Il s’agit plus d’un recadrage familial que d’un problème lié aux enfants.»


Claire Balleys: «Le devoir de protection est très genré»

Elle s’est immiscée dans le quotidien de 15 familles romandes pendant un an. Claire Balleys, sociologue de l’adolescence, a réalisé une série d’entretiens approfondis avec les parents et les enfants, âgés de 10 à 18 ans, pour identifier les différentes habitudes d’utilisation des écrans connectés.

Le Temps: Ce qui frappe dans votre étude, c’est la grande variété des modes de gestion des écrans. Cela va d’une position laxiste au contrôle le plus strict…

Claire Balleys: Au fil de mes entretiens, j’ai observé différents niveaux de contrôle en fonction de l’appartenance sociale. Les parents d’origine sociale modeste exercent une surveillance faible tandis que les enfants de cadres supérieurs sont plus surveillés car il y a la volonté d’avoir la maîtrise du temps libre de l’enfant. Dans certaines familles, on demande à l’enfant d’envoyer un message quand il est bien arrivé à son cours de natation ou à son entraînement de football. C’est un contrôle régulier et qui se veut bienveillant. Certains parents, et c’était une surprise, prennent le téléphone de leur progéniture pour consulter l’intégralité de son contenu. L’enfant n’est pas toujours informé avant la vérification. D’autres, minoritaires, vont plus loin en utilisant des applications de géolocalisation pour suivre les déplacements de leur enfant en continu.

Cette surveillance n’est-elle pas une atteinte à la vie privée?

Une adolescente m’a raconté qu’un jour sa mère a parcouru discrètement les photos de son téléphone avant de lui demander pourquoi elle ne lui avait pas dit qu’elle était en couple. Elle a vécu cet épisode comme une violation de son autonomie affective. Sa mère a fini par regretter son acte. Dans le téléphone, on trouve les premières soirées entre amis, les premiers échanges amoureux. C’est le signe que les jeunes sont en lien, qu’ils se construisent en tant qu’adultes, hors du cadre familial. L’un d’entre eux comparait son appareil à «un petit musée de lui-même». La présence continue des parents freine l'acquisition de l'autonomie adolescente parce qu'elle reflète un manque de confiance. Les parents devraient accepter de ne pas tout savoir ni tout contrôler car bien grandir implique de se sentir digne de confiance.

Comment expliquer ce besoin de contrôle?

Il y a un besoin de réassurance exacerbé. Beaucoup de mères ont transmis un sentiment de peur en entretien, mais il s’agit d’une peur diffuse, marquée par des remarques comme «on ne sait jamais» ou «on n'est à l’abri de rien». Le message transmis aux enfants est que la société, hors ligne et en ligne, est dangereuse. Les parents perçoivent ainsi le téléphone comme un mal nécessaire. Ils équipent leurs enfants pour avoir des nouvelles en continu tout en redoutant les effets néfastes de l’hyperconnexion et des contenus inappropriés. C’est un rapport paradoxal à ces outils, d’autant plus qu’ils ont du mal à limiter leur propre usage. La consommation excessive d’écrans n’est pas une problématique juvénile, c’est une forme de mépris générationnel que de penser l’inverse. Les pères interrogés sont d’ailleurs les plus grands consommateurs d’écrans, au point d’admettre qu’ils sont «un peu geeks», voire «hyper-geeks».

Les mères subissent, quant à elle, une «surcharge mentale»…

Dans mon travail, il était important d’identifier les dynamiques de couple, s’il y avait plutôt des solidarités ou au contraire des reproches faits à l’autre. La mère a le plus souvent la charge de s’inquiéter pour les enfants. Dans la plupart des ménages, le père correspond ainsi au rôle traditionnel de chef de famille. C’est lui qui réalise, par exemple, le contrôle du téléphone pour rassurer sa compagne. Le devoir de protection est très genré. Il ne faut pas oublier que les écrans viennent se greffer à un contexte social.


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