Les homosexuels ont fait des pieds et des mains pour en sortir. Les asexuels revendiquent le même sort et sont sur le point d’obtenir satisfaction. On observe en revanche l’avènement des «hypersexuels» dans le camp très fréquenté des personnes affectées de pathologie mentale. Voilà qui résume l’époque. Le manuel dont il est question se veut pourtant un monument de science pure, indifférent à l’Histoire. Naïveté?

La cinquième version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, ou DSM V, ne doit paraître qu’en 2013, mais son projet a été mis en ligne mercredi dernier (www.dsm5.org). Et le monde retient son souffle. Car de la «bible de la psychiatrie» dépend le nouveau partage des eaux entre malades et bien portants.

Entre une minorité de malades et une majorité de bien portants? Plus si sûr: au fil des années, le nombre des troubles psychiques recensés n’a cessé d’augmenter. La quatrième mouture du manuel (DSM IV) compte 297 pathologies, ce qui suffit déjà, selon l’historien des idées Christopher Lane 1, pour considérer la moitié de la population américaine comme souffrant de troubles psychiques. Or, dans l’attente tendue du DSM V, les auteurs des éditions précédentes ont exprimé leur inquiétude de voir encore augmenter la proportion de population cataloguée comme déviante. Ainsi, 2013 verra peut-être s’accomplir une transition historique: la planète Terre sera peuplée d’une majorité de malades mentaux. «Cela pose des questions intéressantes, ironise François Ansermet, chef de la pédopsychiatrie genevoise: faudra-t-il à l’avenir soigner les «normaux»?»

Les critiques du DSM sont nombreux en Europe. Dans le dernier numéro de la Revue médicale suisse , son rédacteur en chef Bertrand Kiefer exprime leur principal grief: ce manuel-là «fabrique de la maladie». Il le fait sous l’influence sonnante et trébuchante de l’industrie pharmaceutique, qui pète de santé sur un marché de la pathologie psychique en pleine expansion. La collusion entre psychiatres et pharmas n’est pas un fantasme: elle a déjà occasionné des démissions retentissantes 2.

Mais en quoi ces dérives transatlantiques nous concernent-elles? Elles nous marquent davantage qu’il n’y paraît. Le DSM a beau émaner de l’Association américaine de psychiatrie et d’elle seule, il s’est imposé comme un ouvrage de référence à l’échelle mondiale. Son seul concurrent est le chapitre «troubles mentaux ou du comportement» de la Classification internationale des maladies (CIM-10) de l’OMS. Les psychiatres suisses, notamment dans les rapports qui intéressent les assurances, se basent tantôt sur l’un tantôt sur l’autre.

Plus profondément, la classification du DSM affecte notre manière d’appréhender la maladie mentale. Pierre Bovet, professeur de psychiatrie à Lausanne et spécialiste de la schizophrénie, entrait dans le métier au moment de l’arrivée du DSM III. «Les deux versions précédentes du manuel, explique-t-il, étaient de simples nomenclatures. Le changement en 1980 a été d’introduire des critères pour le diagnostic.»

L’ambition, légitime, était de limiter la part d’aléatoire dans l’appréhension des troubles mentaux et de permettre aux chercheurs de se baser sur des données comparables: «Il fallait mettre une limite à une certaine dérive des diagnostics», reconnaît-il.

Mais peu à peu, le monument classificatoire est devenu, dans les faits, ce qu’il se défendait d’être: un manuel de psychiatrie à part entière. Un manuel qui réduit le trouble mental à une somme de symptômes. «C’est un appauvrissement énorme», regrette Pierre Bovet. Ce qui s’est perdu en chemin, c’est la psychopathologie, c’est-à-dire l’effort de comprendre une personne qui souffre dans «la cohérence de son fonctionnement». La «frénésie descriptive» travaille à plat, la profondeur lui échappe, mais aussi la vue d’ensemble d’un être humain car elle reste collée le nez sur le guidon du détail.

«Utiliser les catégories du DSM n’empêche pas, bien sûr, de penser les choses de manière plus approfondie», ajoute le psychiatre lausannois, et c’est le cas en Suisse, où «une forte tradition de psychopathologie s’est maintenue.» N’empêche: «L’idée que la description du trouble n’est pas tout le trouble devient parfois difficile à faire passer, surtout chez les jeunes.»

Parmi les nouveautés du DSM V, une innovation méthodologique qui consiste à tenir compte non seulement de la nature d’un symptôme mais également de son intensité. Une initiative louable en soi, qui rend justice au fait que «les émotions se présentent comme un continuum», note Pierre Bovet: de l’humeur dépressive à la dépression pathologique, par exemple. D’un autre côté, comme l’écrit Bertrand Kiefer, «selon où l’on place le curseur sur le continuum», on peut booster ou assécher le marché de la maladie mentale. Le suspense n’est pas grand pour savoir de quel côté le vent le poussera.

Après tout, suggère François Ansermet, la vie n’est-elle pas, en elle-même, une maladie?

1. «Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions», Ed. Flammarion, 2009.

2. «Credibility crisis in pediatric psychiatry», Nature Neuroscience vol. 11, n° 9, septembre 2008.