Tout est parti d’une image. Une photo partagée tant de fois sur les plateformes numériques d’Asie et d’ailleurs qu’elle en est devenue un «mème», un signe constitutif de la culture des réseaux. Ce qu’on y voit? Un couple – un homme et une femme – entourés de leurs trois enfants, richement vêtus. Les adultes, d’origine chinoise, arborent de grands yeux et des nez très droits (elle en particulier), réminiscences des codes de beauté «à l’occidentale» qui demeurent valorisés sur tout le continent. Les gosses, eux, ont les narines exagérément aplaties et le regard bridé. Sous-titre: «Vous ne pourrez pas cacher pour toujours le recours à la chirurgie esthétique.»

Ce mème a pris de l’ampleur lorsque l’image, voilà trois ans, a été liée à une légende urbaine publiée en 2004 par un tabloïde de la province de Heilongjiang: une femme dans la trentaine, aux traits ingrats et encore célibataire, se rend en Corée pour plusieurs interventions plastiques; plus tard, enfin mariée, elle donne naissance à une petite fille qui ne lui ressemble guère; son mari, comprenant alors le recours au bistouri, demande le divorce, déclarant avoir été dupé.

Les faits, non vérifiés, n’ont en réalité rien à voir avec la photo. Celle-ci provient d’une publicité pour une clinique de Taipei, dont le slogan dit: «La seule chose dont vous aurez à vous soucier, c’est comment l’expliquer à vos enfants». La femme qu’on y voit se nomme Heidi Yeh, un mannequin taiwanais qui expliquait récemment comment cette image a ruiné sa vie et sa carrière. L’agence américaine à l’originie de la pub a en effet permis à une autre clinique d’utiliser le visuel, et l’a publié sur sa page Facebook, juste avant qu’il ne soit (abusivement) associé à la légende urbaine et que le mème ne soit généré.

Au fil des rumeurs, il a été dit que Heidi Yeh était bel et bien cette femme refaite et divorcée; les employeurs potentiels se sont éloignés; des doutes ont surgi jusque dans son entourage proche. Aujourd’hui, Heidi Yeh attaque l’agence, qui s’est défendue en déclarant que «personne ne contrôle le Web». Plusieurs articles (Shanghaiist, Netshark, BBC) ont rétabli la vérité et pertinemment questionné le contrôle de l’image à l’heure des flux numériques.

Je ne peux m’empêcher de trembler lorsque je songe aux connotations qui ont permis l’hyper-circulation de ce récit: les femmes trentenaires non-mariées feraient bien de flipper, seule la chirurgie saura les rendre désirables, en même temps le recours au bistouri n’est en aucun cas respectable… Bel exemple d’injonction paradoxale.