Une poignée de semaines et Manon Schick laissera glisser les rênes de la direction suisse d’Amnesty International, après dix années de guidage. Pourtant, ce n’est pas ce qui occupe son esprit en ce moment. Celle qui, à 13 ans déjà, organisait des actions de boycott contre l’apartheid, en appliquant des autocollants sur les boîtes d’ananas venues d’Afrique du Sud, a conservé la flamme de l’indignation. Et cette dernière est encore plus nourrie dans un contexte de pandémie, qui a ouvert la voie à de nombreuses dérives.

Fidèle à sa verve, Manon Schick pointe du doigt les conséquences à venir de la crise que nous traversons, menaçante pour les droits humains aussi bien à l’autre bout de la planète que sous nos latitudes.

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Le Temps: Ce sont vos derniers mois à Amnesty, dans un contexte très particulier. Vous avez parfois dit vous sentir impuissante à défendre des droits toujours plus bafoués. Est-ce encore plus le cas en ce moment?

Manon Schick: Oui, très clairement, car on assiste à une crise massive et je pense que l’on réalisera son ampleur, l’impact qu’elle aura eu sur les droits fondamentaux, seulement après. Les plus vulnérables vont payer les conséquences de la situation actuelle pendant des années, voire des décennies. C’est d’abord une crise sanitaire, mais aussi une crise des droits humains. Suivant comment les Etats réagissent, cela risque d’accentuer les inégalités, on l’observe autant dans des Etats démocratiques que dans ceux qui sont plus répressifs. Aux Etats-Unis, par exemple, il y a une discrimination évidente contre les populations noires et latinos. Ces personnes subissent l’impact de la crise bien plus que les populations blanches, car elles étaient déjà victimes de nombreuses discriminations.

A l’échelon national, Amnesty s’est associée à la Fédération romande des consommateurs et à la Société numérique pour lancer un appel à garantir le principe de proportionnalité dans les mesures de surveillance. Pensez-vous avoir été entendus?

En partie, oui. Il y a, en Suisse et en Europe, un vrai débat sur les applications de traçage, ce qui est une bonne nouvelle. On ne dit pas juste que parce que ça va servir la santé, on ferme les yeux sur les conséquences d’intrusion dans la sphère privée. Il y a un intérêt à créer ces applications, il ne faut pas y renoncer, mais elles doivent être encadrées par une loi qui permette de vérifier que les mesures sont proportionnées et limitées dans le temps. Si la crise dure deux ans, par exemple, il faudra qu’au bout de ce temps, les données puissent être supprimées, que les autorités garantissent leur anonymat et qu’elles soient décentralisées.

L’EPFL et l’EPFZ se sont distanciées du projet d’application de traçage européen et se concentrent sur le projet suisse «DP3T», dont le système est justement décentralisé. Qu’en pensez-vous?

Nous suivons avec beaucoup d’intérêt ce travail, car je pense qu’il pourrait être un exemple pour d’autres pays. Avec nos autres partenaires, nous analysons ce que l’EPFL propose. Nous espérons que les chercheurs seront attentifs à nos recommandations. De toute façon, si une application doit avoir le soutien de la population, des garanties doivent être données, sinon cela sera un échec. Le risque, au fond, est de franchir un cap supplémentaire, car la justification pour la récolte des données sera la santé. Elle va devenir une valeur suprême. C’est donc très important de rappeler, encore plus aujourd’hui, que les droits humains ne sont pas de la décoration, dont on tient compte seulement quand tout va bien. Il s’agit de construire une société dans laquelle chacun puisse vivre en revendiquant ses droits.

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En parlant de revendications, il n’y a pas que de mauvaises nouvelles. En Pologne, Etat très restrictif en matière de droit des femmes, un projet de loi anti-avortement a été gelé. Vous qui avez cette thématique à cœur, cela vous réjouit?

Les femmes polonaises se sont mobilisées en restant à deux mètres les unes des autres, ou à la maison, avec des pancartes. Elles ont réussi à faire suspendre le projet, alors que les autorités avaient profité du confinement pour le ramener sur la table. Donc oui, c’est une victoire. Mais, ailleurs dans le monde, cette crise va avoir un impact important sur les droits des femmes. Il y aura énormément de pays où les femmes n’auront pas eu accès à un avortement car les hôpitaux seront débordés, fermés, parce que le système de santé dans certains Etats est en faillite. Certaines devront avorter clandestinement, dangereusement. On observe souvent un recul des droits des femmes après une crise, et cela sera sans doute le cas cette fois-ci aussi.

Si 2019 a été «l’année» du 14 juin et des 42% de femmes au Conseil national, le dernier rapport annuel d’Amnesty épingle cependant la Suisse pour sa définition obsolète du viol dans le Code pénal. Sommes-nous toujours en retard?

La Suisse est à la traîne, les choses changent lentement. Mais notre enquête, qui a montré l’ampleur des violences sexuelles impunies parce qu'elles ne tombent pas dans la catégorie du viol, a permis de lancer un débat, notamment politique. Comme il y avait déjà sur la table du parlement une redéfinition pour rendre «neutre» la définition du viol (les hommes ne peuvent pas être reconnus comme victimes), le Conseil des Etats a décidé, en janvier dernier, de renvoyer le «paquet» à l’administration fédérale avec pour mission d’intégrer certaines revendications, dont celle d’ajouter la notion de consentement à la définition du viol. Ce serait une très grosse victoire si cela aboutissait. Selon notre enquête, une femme sur 10 a subi une relation sexuelle non consentie après l’âge de 16 ans, et la majorité d’entre elles ne portent pas plainte par crainte de ne pas être reconnues comme victimes.

Ce récent rapport dénonce aussi des problèmes dans la nouvelle procédure d’asile accélérée. Actuellement, alors que la France et l’Allemagne ont suspendu les renvois de requérants, la Suisse continue. Cela vous fâche?

C’est navrant. Nous avons, à plusieurs reprises, demandé un moratoire sur les procédures. La réponse du Conseil fédéral a été de dire qu’il fallait garantir l’Etat de droit, que si une personne est en cours de procédure et acquiert le statut de réfugié, c’est mieux pour elle. Oui, mais ce sont combien de personnes en quelques mois? Même pas quelques centaines.

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Le système actuel est problématique et ne garantit plus la protection juridique en ce moment, car les personnes qui l’assurent ne veulent pas forcément se réunir dans une petite salle avec le demandeur d’asile, l’interprète, et quelqu’un du SEM [Secrétariat d’Etat aux migrations]. Le SEM a répondu qu’il avait mis du plexiglas dans les salles d’audition. Mais ce n’est pas une réponse! Il faut aussi réfléchir aux conditions de vie dans les centres collectifs, sans beaucoup de mesures d’hygiène possibles. Et ces gens se déplacent en transports publics vers les auditions. Lorsqu’il s’agit des requérants d’asile, on se fiche de savoir s’il faut appliquer à la lettre les recommandations de l’OFSP, et pour nous, ce n’est pas acceptable. Surtout, il ne sert à rien de prononcer le renvoi de quelqu’un vers la Grèce si cette personne n’a aucune possibilité d’y retourner.

A travers une vidéo, vous avez appelé à ne pas oublier le «reste du monde». La pandémie a-t-elle tiré un voile sur certaines problématiques?

La situation des droits humains avant le virus n’était déjà pas rose au niveau mondial, et tout cela est passé au second plan. Plus personne ne s’inquiète de savoir ce qu’il se passe au Yémen, du fait que les gens vivent dans un pays en guerre, qu’il y a des dizaines de milliers de morts. Plus personne ne s’intéresse aux réfugiés qui franchissent la frontière entre la Turquie et la Grèce, ou à ce que deviennent les prisonniers d’opinion dans les cellules en Iran. Il y a malheureusement une focalisation – normale en temps de crise – complète sur le virus, et l’on oublie les violations qui préexistaient.

Mais ce qui m’inquiète encore plus, ce sont les conséquences du virus sur des situations déjà très problématiques. Je citais les prisonniers en Iran. Evidemment que leur sort s’est dégradé: ce sont des détenus souvent condamnés à des années d’enfermement, parfois en plus à des coups de fouet, et ils sont exposés au virus. C’est la même chose avec les réfugiés dans les camps grecs: ils vivaient déjà à 20 000 dans des lieux prévus pour 2500 personnes – c’est impossible de se protéger suffisamment en cas d’épidémie. Donc, il y a les crises oubliées, mais aussi les crises sur lesquelles s’ajoute celle engendrée par la pandémie.

Les régimes autoritaires en profitent, donc?

Absolument. Des gouvernements vont utiliser la crise actuelle pour réprimer un peu plus fortement les droits de leur population. On le voit partout où il y a régulièrement des manifestations contre les violences policières ou contre les mesures d’austérité, car dans beaucoup de régions du monde, les mesures de confinement ont déjà un impact. La répression est extrêmement forte. Dès que le confinement sera levé, si les gens n’ont rien à manger, ils vont descendre dans la rue et la tentation sera très forte pour les régimes autoritaires de renforcer des lois liberticides, de mettre en prison des opposants, etc.

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Le phénomène que nous traversons vous décourage ou vous donne envie de vous battre encore?

Je m’acharne plutôt que de baisser les bras, c’est sans doute mon caractère. Ce que je trouve intéressant en ce moment, c’est que, comme cette crise mondiale affecte chacun d’entre nous, il y a tout un développement de mouvements de solidarité, une volonté de repenser la question de l’entraide, de la consommation, du rapport à l’environnement. Nous sommes renvoyés à imaginer quelle est la société dans laquelle on veut évoluer. Il commence à y avoir un peu plus de mobilisation: ça me donne confiance et envie de continuer à m’engager.

Professionnellement? On ne sait toujours pas ce que vous ferez.

Je ne sais pas non plus! Je vais me plonger dans la recherche d’un nouveau travail après l’été, mais mon objectif premier est de faire une pause. J’espère trouver un emploi qui ait du sens, dans lequel je puisse m’engager pour défendre d’une façon ou d’une autre le droit des personnes, notamment des plus vulnérables.

Qui est la Manon Schick quittant Amnesty aujourd’hui, par rapport à celle qui, à 13 ans, s’indignait déjà?

Je pense que je suis devenue plus réaliste par rapport aux combats que je mène. En même temps, j’ai certainement gardé cette énergie des petites gouttes d’eau qui, mises ensemble, forment une rivière. A l’époque, je savais qu’en appliquant mes autocollants sur les boîtes d’ananas, je ne changerais rien à l’apartheid en Afrique du Sud, mais j’avais l’impression que si l’on était nombreux à le faire, il y aurait une réaction. Et puis, je quitte Amnesty mais je ne quitte pas la cause: la défense des droits humains, on ne peut pas la quitter. Si je ne peux pas m’engager professionnellement, je ferai du bénévolat. C’est impensable de ne pas m’engager.


Profil

1974 Naissance à Lausanne.

1993 Débute son stage de journaliste à L’illustré.

1995 Militante bénévole à Amnesty International.

2003 Volontaire avec Peace Brigades International en Colombie.

2011 Nommée directrice de la section suisse d’Amnesty.

2017 Publication de «Mes héroïnes, des femmes qui s’engagent» aux Editions Favre.

2019 Intègre la direction mondiale d’Amnesty.


Questionnaire de Proust

L’activité que vous avez enfin pu exercer en confinement?
Cuisiner des recettes d’Ottolenghi [chef israélien renommé].

Une figure politique que vous admirez?
Ruth Dreifuss.

Ce qui vous révolte le plus actuellement?
Que des réfugiés soient entassés dans des camps en Grèce, sans savon ni aucun moyen de protection contre le virus.

Un lieu qui vous apaise?
La montagne.

Le livre qu’il faut avoir lu?
«Un Long Chemin vers la liberté» de Nelson Mandela

Si vous pouviez retourner dans le passé, que changeriez-vous?
J’abolirais les guerres, les génocides, les dictatures.

Vous pouvez déjeuner avec une personnalité décédée, qui est-ce?
Simone Veil.

Une récente satisfaction?
Que l’Arabie saoudite ait aboli la peine de mort contre les mineurs. Mais c’est insuffisant, puisque le recours à la peine capitale dans ce pays a atteint un record choquant en 2019 (184 exécutions recensées par Amnesty).