En ces jours de fêtes, Le Temps consacre une série d'articles au don de soi. Une façon de mettre à l'honneur celles et ceux qui se mobilisent pour le bien-être des autres

Retrouvez ici les chapitres précédents: 


Docteur en génétique, moine bouddhiste, auteur, photographe: Matthieu Ricard se positionne sur tous les fronts. Karuna-Shechen, l’association non confessionnelle et non politique qu’il a cofondée il y a dix-sept ans a démarré avec quelques écoles et dispensaires aux confins de l’Himalaya. Elle aide aujourd’hui 250 000 personnes chaque année en Inde, au Népal et au Tibet. Alimentation, santé, éducation, lutte contre le trafic d’organes: les programmes humanitaires bénéficient aux populations défavorisées de villages reculés. Pour un montant annuel d’environ 3 millions de dollars.

Lancée au printemps dernier avec une conférence réunissant le philosophe valaisan Alexandre Jollien et Matthieu Ricard, l’antenne helvétique de Karuna-Shechen vise à faire connaître les activités de l’association en Suisse où Matthieu Ricard bénéficie d’un soutien fidèle.

Fraîchement de retour au Népal où il vit depuis près de cinquante ans, Matthieu Ricard vient de quitter Katmandou pour rejoindre la solitude des montagnes. Du haut de son ermitage, sans Internet mais avec une connexion téléphonique hésitante, il nous livre sa perception de l’altruisme et de la bienveillance dans une société qui, bien qu’individualiste, sait encore donner.

Le Temps: Qu’est-ce que le don?

Matthieu Ricard: C’est avant tout l’expression d’une bienveillance. Le don est par essence altruiste, il répond à la motivation ultime à faire le bien de l’autre. Le vrai don réjouit le cœur, il confère une chaleur intérieure, une satisfaction profonde. La démarche peut prendre plusieurs formes. Le don de soi: passer du temps avec quelqu’un, le réconforter, l’aider, lui apporter une présence, une sollicitude. Le don de transmission: partager ses connaissances, ses savoirs ou sa spiritualité, donner des outils. Enfin, le don d’argent, de cœur à cœur, désintéressé.

Justement, quel est le rapport entre don et argent?

Le don matériel est peut-être le plus trivial, mais il ne faut pas le regarder de haut pour autant. L’argent peut jouer un rôle crucial, faire la différence pour des personnes dans le besoin. La coutume du don a toujours existé dans les sociétés traditionnelles ou tribales. Avant l’avènement de la société de consommation, les gens rivalisaient de dons et de contre-dons. Je considère les ressources financières comme des outils qui peuvent servir à faire le bien comme le mal, mais qui peuvent rester aussi inutiles. Dès lors, ce qui n’est pas donné est perdu. L’argent ne fait pas le bonheur sauf si on le donne.

Qu’en est-il aujourd’hui?

Le don subsiste surtout à travers la philanthropie. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les gens sont plus généreux à mesure que leurs besoins fondamentaux sont comblés. Je constate en revanche une manière plus diffuse de donner. Le don est ciblé, par coups de cœur et ne sert pas toujours les vraies priorités. Quand j’entends qu’un mécène a offert un million de dollars pour promouvoir la gastronomie, je me demande si l’urgence est vraiment là. En ce qui me concerne, je cède l’intégralité des droits d’auteur et des revenus de mes livres, conférences, ou expositions de photos à Karuna-Shechen. J’en retire une profonde satisfaction.

Trop penser à soi détourne des autres. L’épidémie de narcissisme pousse la société à se recroqueviller sur elle-même.

Est-ce vraiment le cas partout?

Les pratiques varient effectivement selon les pays. Les dons individuels sont moins importants en France qu’en Amérique parce que l’impôt redistribué représente déjà un levier de solidarité instauré par l’Etat providence. Aux Etats-Unis, où l’Etat fait par exemple très peu pour les malades ou les personnes âgées, la philanthropie reste très présente.

Comment percevez-vous l’influence de l’individualisme sur le don?

Trop penser à soi détourne des autres. L’épidémie de narcissisme pousse la société à se recroqueviller sur elle-même. Lors d’un récent voyage à New York, j’ai été frappé par des slogans publicitaires qui alpaguaient le passant: «De quoi ai-je l’air, comment je me sens, qu’est-ce que je veux maintenant?» On est en plein dans le superflu, l’apparence, l’ultraconsommation. Le monde a beau être individualiste, je ne veux toutefois pas le peindre en noir. Notre société connaît aussi la banalité du bien, à savoir que la plupart du temps, la plupart des sept milliards d’êtres humains se comportent de façon décente les uns envers les autres. Mais on rapporte davantage les mauvaises nouvelles que les bonnes.

Quel lien existe-t-il entre le don et la religion?

Toutes les religions exhortent, d’une manière ou d’une autre, à aimer son prochain et à accomplir son bien. Mais la générosité, la compassion, la bienveillance, l’altruisme sont des valeurs fondamentales qui transcendent les croyances. Elles forment un socle plus profond qui structure l’homme de la naissance à la mort, qu’il soit croyant ou non. Au-delà de ma pratique personnelle du bouddhisme, je défends, à l’instar du Dalaï-Lama, l’idée d’une éthique universelle ou séculière qui puisse s’adresser à tous.

Le don est-il dans la nature humaine?

Oui. Une étude a été réalisée avec des jeunes enfants les uns en face des autres à qui l’on proposait biscuits et bonbons. Lorsqu’ils les offraient à l’autre, ils affichaient un franc sourire. Lorsqu’ils les gardaient pour eux ils avaient au contraire l’air renfrogné. Il y a une réelle joie à donner. Ce n’est pas un sacrifice, mais un double accomplissement, du bien d’autrui et du vôtre.

La générosité, la compassion, la bienveillance, l’altruisme sont des valeurs fondamentales qui transcendent les croyances

Comment appliquer la «révolution altruiste» au quotidien?

Il faut commencer par penser à l’autre. La qualité des relations humaines est un facteur majeur du bonheur et de l’épanouissement. Il faut comprendre que la poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec. Tout le monde est perdant. Les calculs, l’instrumentalisation, la manipulation à son profit rétrécissent notre champ de vision. On ne construit pas son bonheur dans la bulle de l’ego. Se dire: «Je ne suis pas contre le bonheur des autres, mais ce n’est pas mon affaire», ne marche pas. Tout simplement parce que nous ne sommes pas des entités séparées, mais que nous dépendons au contraire les uns des autres.

Avez-vous toujours eu envie d’aider les autres?

Non, je ne suis pas né comme ça. A 18 ans, je n’étais pas spécialement bienveillant ni satisfait de ma vie, j’étais au contraire plutôt ronchon. Le déclic a eu lieu lorsque j’ai commencé mon apprentissage spirituel, fait des retraites. Le reste est un long cheminement. Tout le monde a ce potentiel en lui. Il suffit de le cultiver pour le faire remonter à la surface. C’est en pratiquant la vertu qu’on devient vertueux.

A quoi pensez-vous chaque matin?

Je pense à ce que je vais faire dans la journée pour être utile. En ce moment, c’est un peu différent car je me consacre essentiellement à la méditation. Ces moments de respiration sont essentiels pour mieux se consacrer aux autres par la suite. Se réveiller face à l’Himalaya, on ne peut pas rêver mieux. Je suis usé de courir les cinq continents toute l’année, cette tranquillité parfaite me ressource.

Avez-vous déjà connu la désillusion, le découragement?

En donnant le meilleur de soi-même, en agissant au plus haut de ses capacités, il n’y a pas de raisons d’être déçu. Aucun des 300 projets humanitaires que Karuna-Shehen a mené ne s’est soldé par un échec. Peut-être parce que nous n’arrivons pas avec un message préfabriqué, mais que nous restons flexibles, à l’écoute des besoins. En revanche, je suis parfois découragé face à certains courants qui nient des problèmes fondamentaux comme le réchauffement climatique. La préoccupation majeure du XXIe siècle, c’est l’environnement. Je trouve désolant de voir qu’on ne prend pas les mesures nécessaires pour remédier à la grande extinction des espèces et à toutes les souffrances qu’elle risque d’engendrer. Mais il ne faut pas perdre courage car les solutions existent.