«Un crève-cœur»
Elle reçoit dans sa riche villa de Blonay (VD), où elle s’est installée depuis qu’elle a vendu sa célèbre propriété bordelaise, en 2007, à la maison Champagne Louis Roederer. «Un crève-cœur, aucun de mes quatre enfants n’a voulu reprendre la flamme. Deux d’entre eux ne boivent même pas de vin», pointe-t-elle avec ironie. C’est depuis ici, lorsqu’elle n’est pas sur place, qu’elle gère Glenelly Estate et ses 120 employés, l’un des domaines viticoles phares d’Afrique du Sud qu’elle a créé sur les terres d’une propriété fruitière lorsqu’elle avait 78 ans.
May-Eliane de Lencquesaing fut une des actrices des décennies au cours desquelles le vin a changé de statut et les meilleurs châteaux sont devenus autant d’affaires juteuses. Si une bouteille de Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande se vend aujourd’hui entre quelques centaines et quelques milliers de francs, il n’en a pas toujours été ainsi. Elle se souvient d’une enfance sans opulence. Le krach de 1929 avait ruiné la clientèle américaine et poussé à la faillite nombre de vignobles prestigieux. Puis, il y a eu dix ans de récoltes pluvieuses, avant le second conflit mondial avec des Allemands amateurs de grands crus qui occupèrent le Bordelais sous l’autorité d’un Weinführer.
«Les années de guerre correspondent à des millésimes particulièrement mauvais, se souvient-elle. Ni qualité, ni rendement. Oui, on vivait dans des châteaux, mais il pleuvait sur nos têtes, on était pauvres, plus que nos domestiques qui, eux, recevaient un salaire.» Heureuse coïncidence, les vignobles de Bordeaux allaient connaître, la paix revenue, une série de bonnes années. «L’année 1945 offrit un millésime extraordinaire, mais l’Europe était ruinée et l’on ne trouvait pas d’acheteurs. Les cours ne décollèrent qu’en 1952, le prix du tonneau à Pichon Longueville Lalande a soudain augmenté de 70%.»
A 23 ans, pourtant, trois vendanges après la Libération, son existence semble s’éloigner des ceps et cuves: son père offre sa main au capitaine Henri de Lencquesaing. Elle a beau protester – «mais je ne l’ai vu que deux fois!» – elle devra vivre en épouse de militaire de carrière, elle si attachée à son terroir, et aura quatre enfants. Son officier de mari ne sera présent pour aucune des naissances. «Le mot destin est là car je n’ai rien choisi dans ma vie.» Elle le suivra aux quatre coins du monde, y compris dans des pays en guerre.
Mais comme une bouteille qui se renverse, le vin va encore irriguer par surprise ce fameux destin. En 1978, à la mort de son père, le notaire répartit l’hoirie familiale au sort, façon de mettre un terme à une succession difficile. A May-Eliane échoit le domaine de Pichon Longueville Comtesse de Lalande, à Pauillac, classé en 1855. A 55 ans, elle reprend ce vignoble quitté trente ans auparavant.
Madame «la Générale»
De 1978 à 2007, May-Eliane de Lencquesaing contribue à redonner son lustre au château, mal en point au moment de son arrivée. De nouveaux investissements, garantis par les stocks de millésimes exceptionnels, dotent ce vignoble d’un équipement moderne, inspirés par ses voyages en Californie. «Je suis allée à l’université apprendre l’œnologie, et j’ai ouvert le marché américain et asiatique.» On la surnomme alors «la Générale», écho au parcours militaire de son époux.
«Je n’ai rien choisi», insiste-t-elle en portant le verre à ses lèvres. Légion d’honneur, grand chancelier de l’Académie du vin de Bordeaux, des voyages partout, des honneurs en grappes, elle en sait la futilité: «J’ai écrit ce livre pour les femmes, qui ont en elles un courage, une persévérance qu’elles ne soupçonnent pas». Toute vie a cependant son âge de récolte. Celle de May-Eliane de Lencquesaing tient dans des flacons de légendes soumis à la terre et au vent. «La seule certitude, c’est que rien n’est certain», conclut ainsi Pline l’Ancien.
Profil
1925 Naissance à Bordeaux, née Miailhe.
1948 Mariage avec le capitaine Henri de Lencquesaing.
1978 Devient propriétaire du domaine de Pauillac Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande.
2003 Crée le domaine Glenelly en Afrique du Sud.
2007 Vente du domaine bordelais au groupe Champagne Louis Roederer.
2022 Sortie des «Vendanges d’un destin, de Bordeaux à l’Afrique du Sud».
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