Rencontrer une mère qui a perdu sa petite fille de 7 mois, c’est se préparer à vivre un moment intense, chargé. Colère, tristesse, acceptation ou non, on se dit que le paysage de l’entretien sera légitimement traversé par de fortes émotions. Vanessa Binder, 38 ans, déjoue ces attentes. Energique, prévenante et souriante dans sa robe estivale, cette jeune femme, employée d’une banque privée à Genève et mère de deux petits garçons, ne porte pas les stigmates de son calvaire. «C’est ainsi. Après avoir été déchiré, mon cœur s’est ouvert», confirme l’intéressée.

«Petit à petit, j’ai senti que ma fille se trouvait dans un endroit bon pour elle et mon approche est devenue plus philosophique. Je ne suis pas perchée, je reste ancrée dans la réalité, mais ma vision des choses s’est élargie.» Cette expérience, Vanessa a souhaité la partager en publiant Camille dans les étoiles, un récit illustré qui raconte cette embellie et vise à «aider les parents qui ont traversé la même tragédie». Réalisé grâce à un crowdfunding, cet ouvrage remplit aussi une autre fonction: permettre à l’auteure de faire comprendre que même si sa fille est décédée, elle a droit au bonheur.

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22 mars 2017, 14 heures. Au travail, Vanessa reçoit le coup de téléphone de son voisin de villa qui l’informe que Camille, 7 mois, «est en arrêt respiratoire». Les secours sont là, qui tentent de réanimer la petite, tandis qu’un hélicoptère s’apprête à l’emmener aux HUG, à Genève. «La pièce s’est mise à tourner. J’ai vu tout noir. Heureusement que mes collègues, très prévenants, ont tout de suite pris le relais.» Accompagnée, la jeune maman se rend à l’hôpital où l’attend Jean, son époux, et apprend les circonstances de l’accident. La nounou a laissé Camille dans son bain, sans surveillance. Pas longtemps, bien sûr, mais assez pour que le bébé glisse et se noie.

Le drame

Plus tard, l’enquête a montré que, pendant qu’elle donnait le bain à Camille, la jeune femme de 28 ans a eu une conversation téléphonique d’une dizaine de minutes avec une amie et envoyait simultanément des messages WhatsApp afin d’organiser l’anniversaire surprise de son amoureux. «Les éléments contenus dans le rapport de police laissent supposer que la nounou s’est absentée de la salle de bains pour ce téléphone, laissant Camille seule dans son siège de bain, dans une baignoire remplie d’eau. Cependant, la nounou nie et la justice n’a pas pu vraiment déterminer pour quelle raison cette dernière a quitté la salle de bains, malgré la reconstitution des événements organisée par le procureur», détaille Vanessa, en hochant la tête.

Son employée, avec qui elle s’entendait très bien, a reconnu ses torts. Elle a exprimé plusieurs fois des regrets et est traumatisée par le drame, mais elle n’a jamais présenté d’excuses. Les époux viennent de signer l’acte d’accusation qui met fin aux procédures judiciaires. La nounou a été reconnue coupable d’homicide par négligence avec 18 mois de sursis et 3 ans de probation. «Malheureusement, nous ne saurons jamais avec exactitude ce qu’il s’est passé ce jour-là. Nous aurions souhaité que la vérité soit établie et que des excuses soient prononcées.»

La mort

Le sort de Camille, aux soins intensifs pendant cinq jours, n’a pas été scellé tout de suite. «Au début, on a eu un faux espoir, car, étonnamment, malgré le long moment où notre fille a arrêté de respirer, le premier IRM montrait peu de lésions dans son cerveau. On a pensé que, peut-être, notre bébé reviendrait comme avant!» Alors une formidable mobilisation s’est mise en place. «S’il avait dû se passer un miracle, il serait arrivé», se souvient, émue, Vanessa. «Entre le reiki à distance, les cercles de prières et de nombreuses initiatives de soutien, on a senti une véritable bulle d’amour.» Mais le miracle n’a pas eu lieu et, quatre jours après l’accident, les médecins ont déclaré la mort cérébrale de Camille. Le couple de parents a alors accepté que l’assistance respiratoire de leur fille soit débranchée et a organisé une nuit de veille. Le lendemain, Cyril, son frère âgé de 2 ans et 9 mois, a pu dire au revoir à Camille avant qu’elle décède dans les bras de sa maman.

Que dit-on à un si petit garçon quand meurt sa sœur? «Sur le moment, on lui a expliqué qu’elle était partie au ciel. Cela ne devait pas être très clair, car, plus tard, il nous a demandé quand elle reviendrait. Alors, un an après, je lui ai raconté les circonstances de l’accident et je lui ai parlé de la mort.» Cyril, qui a 6 ans aujourd’hui, a récemment cherché à savoir s’il était présent lors de l’événement. «Il faisait la sieste dans sa chambre, à côté de la salle de bains. Je lui ai donc répondu «oui» et, aussitôt, il s’est exclamé qu’il aurait pu sauver sa sœur.»

La culpabilité

La culpabilité. Comment y échapper? Dans la famille, tout le monde y a été confronté. Vanessa, parce qu’elle a recruté la nounou et accepté un anneau de bain d’une amie, sorte de petit siège en plastique qui se fixe à la baignoire au moyen de ventouses et permet de soutenir le bébé lorsqu’il se tient assis. «Dès qu’on a reçu cet accessoire dans lequel Camille était installée durant l’accident, mon mari s’est méfié. Il répétait que c’était une fausse sécurité. Moi, j’ai trouvé ça pratique, sans pour autant imaginer qu’on puisse laisser un bébé seul dedans. Il est d’ailleurs clairement indiqué sur le côté que cet objet ne remplace pas la surveillance humaine.»

Le père de Vanessa s’en est aussi voulu, car, ce jour-là, il a eu l’envie de venir plus tôt à la maison de sa fille pour s’occuper de Cyril, l’aîné, qu’il devait de toute façon garder dès 15 heures, puis il y a renoncé. Pareil pour la grand-mère du mari qui habite la maison d’à côté. Le midi en question, elle était au restaurant avec des amis et se demande régulièrement ce qui serait arrivé si elle avait été présente pour aider la nounou… «La culpabilité est un cercle infernal», soupire Vanessa. «J’ai arrêté de me torturer, car il y a trop d’enchaînements imprévisibles pour anticiper le drame. Le seul tort imputable, pour moi, est celui de la nounou, qui n’aurait jamais dû quitter Camille des yeux. Tout le reste n’est que spéculations sans fin.»

La libération

Face à ces informations et ces visions, on prend une grande respiration. Incroyablement compatissante, Vanessa se souvient: «Je suis passée par là. Après la période zombie où on a continué à fonctionner pour l’aîné, mais on ne savait plus comment on s’appelait, j’ai eu un long moment durant lequel j’allais mieux le jour, mais je faisais des rêves oppressants, la nuit. Alors, j’ai suivi une séance d’EMDR, cette technique de désensibilisation par les mouvements oculaires, et j’ai senti un immense déclic dans mon cœur. J’ai eu la sensation que Camille me disait: «Tout va bien et tout ira bien.» Depuis, je suis libérée. Je sais que notre petite fille, ma petite étoile, est tout le temps près de nous.»

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Comme beaucoup d’autres parents qui ont perdu leur enfant, Vanessa a aussi consulté une médium, quatre mois après le décès. «La médium a entendu que Camille souhaitait que naisse un nouveau bébé. Cette femme n’a pas osé me le dire clairement, par peur de me choquer, mais quand je lui ai dit que j’y pensais, elle a partagé sa vision.» Deux mois après, Vanessa était enceinte et, en juillet 2018, Loïc naissait. «Au début de la grossesse, lorsque j’ai appris que c’était un garçon, j’ai été très déçue, car j’étais persuadée que j’allais de nouveau avoir une fille. Mais ensuite, je me suis habituée à l’idée et je savais que j’allais aimer ce petit garçon de tout mon cœur. Mon mari, au contraire, était soulagé, car, dans le cas d’une petite fille, il craignait le transfert. Loïc est joyeux, câlin, c’est un véritable cadeau. Si Camille n’avait pas disparu, on ne l’aurait jamais eu, car on était satisfait avec nos deux enfants… Ce n’est évidemment pas une consolation, Loïc ne remplace pas Camille qui gardera toujours sa place.»

Le sens

On arrive là sur le terrain délicat de «l’explication». Ou, pour le dire autrement, du sens à donner à une disparition si révoltante. «Un maître taoïste, dont ma belle-mère suit l’enseignement, prétend que Camille était destinée à ne pas être sur terre pour longtemps et que si nous avons été amenés à vivre une telle épreuve, c’est qu’on était assez forts pour la surmonter. Mon mari refuse ce genre d’interprétation qui implique un destin, ce qui minimiserait la faute de la nounou. Il est très cartésien et nourrit toujours de la colère face à sa négligence, ce qui est entièrement compréhensible.»

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Vanessa, elle, se sent plus ouverte à ces explications. «J’ai gagné en profondeur spirituelle depuis la mort de Camille. Avant le drame, on avait une petite vie rangée: deux postes dans des banques privées, deux enfants mignons à souhait, une jolie maison dans la campagne genevoise, des vacances en famille, etc. Je me posais peu de questions, je ne réfléchissais jamais au sens de la vie. Aujourd’hui, je vis plus intensément le moment présent, en lien avec l’univers. Je suis plus à l’écoute aussi et je m’interroge sur la conscience, l’âme. Enfin, j’ai revu mes priorités: j’aimerais diminuer mon temps de travail pour passer plus de moments de qualité avec nos enfants.» Mais alors, si Vanessa et Jean ont un ressenti si différent, comment le couple fait-il pour tenir? «On respecte nos cheminements respectifs. On est amoureux. Par contre, on n’est pas forcément les meilleurs interlocuteurs quand il s’agit d’évoquer Camille…»

Le soutien

Pour surmonter leur peine, les deux conjoints ont aussi assisté aux rencontres de l’association genevoise Arc-en-ciel qui accueille les parents endeuillés sous le regard bienveillant de Patricia Manasseh, que nous avons déjà présentée dans Le Temps. «J’y ai trouvé beaucoup de soutien, un endroit où tout dire sans tabou, une famille», se souvient Vanessa. Aujourd’hui, la jeune femme a, à son tour, envie d’alléger le quotidien des parents brisés par le deuil d’un enfant en partageant ses révélations. «C’est pour cela que, très modestement, j’ai écrit ce conte illustré qui raconte de manière imagée comment Camille, une fois morte, est devenue une étoile. Je crois sincèrement que tous les enfants décédés restent près de ceux qui les ont aimés, comme des présences bienveillantes. Je sens que ma connexion avec Camille n’est pas rompue et c’est grâce à ce lien du cœur que je suis heureuse.»

Camille dans les étoiles, Vanessa Binder, illustrations: Jennifer Cabotse, 2020


Complément:

Noyade et portable

Aujourd’hui, Vanessa n’est pas plus en souci pour ses deux garçons qu’avant la mort accidentelle de Camille. Elle qui pratique le reiki et la méditation dit avec philosophie: «La mort à un jeune âge est rare, les enfants y échappent le plus souvent. Nous avons une piscine gonflable dans le jardin et je n’ai aucun stress particulier lorsque je donne le bain à mon petit dernier.» Et cela, même si, en Suisse, la noyade est la deuxième cause de mortalité des enfants de 1 à 4 ans, après le trafic routier, rappelle le Programme vaudois de prévention des accidents d’enfants. C’est que «quelques centimètres d’eau suffisent à provoquer la noyade d’un petit. Jusqu’à 3 ans, l’enfant ne peut pas sortir son visage de l’eau, car sa tête est trop lourde», détaille le programme avant de rappeler qu’«une noyade peut se produire en moins de vingt secondes et sans aucun bruit pour l’alerter». Rude, mais bon à savoir, au seuil des vacances d’été…

Vanessa ne nourrit donc pas une peur de l’eau, mais une colère contre le smartphone. «Bien sûr que c’est un outil très utile pour l’organisation, mais je trouve que, dès qu’on est en présence d’autrui en général et de ses proches en particulier, on devrait arrêter de consulter son téléphone. C’est un véritable poison pour les relations humaines et une source de distraction qui peut se révéler très dangereuse.»