Même les méchants ont de l’empathie… mais pas la bonne
Société
Ils sont froids et égoïstes, on les croit incapables de comprendre ce que l’autre ressent. Pourtant, c'est faux: même les psychopathes sont pourvus d’empathie. C’est ce qui rend leurs actes d'autant plus effrayants

Chaque fois qu’il tente de consoler les victimes d’une tragédie, Donald Trump a les mots aussi apaisants qu’une toile émeri frottée sur une plaie à vif. Durant sa visite à Porto Rico en octobre 2017, à la suite du passage de l’ouragan Maria, il avait claironné «Amusez-vous bien!» à des sinistrés venant de tout perdre. Sans oublier son légendaire «Vous pouvez être fiers de ce qui s’est passé!», censé exprimer son soulagement face au faible nombre de morts… Régulièrement accusé d’être hermétique à l’empathie, l’occupant de la Maison-Blanche était attendu au tournant pour sa rencontre avec les rescapés de la fusillade du lycée de Parkland, en février dernier.
Mais là, surprise, les caméras ont immortalisé un homme concerné et attentif… jusqu’à ce qu’un objectif zoom sur la fiche qu’il tenait en main, révélant une liste de phrases surprenantes: «Que voulez-vous que je retienne en priorité de ce que vous avez vécu?», «Qu’est-ce que l’on peut faire pour que vous vous sentiez en sécurité?», «Je suis à votre écoute»…
35 psychologues inquiets à propos de Donald Trump
La «fiche d’empathie» nécessaire à Donald Trump pour compatir a fait le tour du monde, confirmant le diagnostic des 35 psychologues américains ayant déjà signé une tribune à charge dans le New York Times, en 2017, pour alerter sur l’absence de compassion présidentielle. «Ses mots et son comportement suggèrent une profonde incapacité d’empathie. Les individus ayant ces traits distordent la réalité pour l’adapter à leur propre état psychologique», dénonçaient-ils notamment. Impulsif, autocentré, incontrôlable, agressif… l’occupant de la Maison-Blanche ne cesse de démontrer que la souffrance d’autrui touche difficilement ses entrailles, là où Barack Obama n’hésitait pas à pleurer publiquement après chaque tragédie nationale.
On aurait tort de penser que les gens froids, ou même les bourreaux, n’ont aucune empathie. Il en faut toujours pour manipuler.
Mais selon le psychiatre Serge Tisseron, auteur d’Empathie et manipulations (Albin Michel), il ne s’agit absolument pas d’une absence d’empathie. «Nous avons tendance à réduire l’empathie à sa dimension affective, alors qu’elle est multiple, comme l’intelligence, affirme-t-il. Et Donald Trump a de l’empathie, sinon il n’aurait jamais réussi à se faire élire en laissant croire à ses électeurs qu’il savait se mettre à leur place. Sa particularité est qu’il possède une empathie émotionnelle et une empathie cognitive, celles qui permettent de comprendre les émotions des autres pour éventuellement les utiliser. Par contre, il souffre effectivement d’une défaillance d’empathie mature, celle qui permet de se mettre à la place d’autrui. Mais l’on aurait tort de penser que les gens froids, ou même les bourreaux, n’ont aucune empathie. Il en faut toujours pour manipuler…»
«Secourir et aider, ou détruire et faire souffrir»
C’est aussi la révélation du dernier dossier de la revue Cerveau & Psycho, consacré aux pièges de l’empathie, qui détaille dans un article intitulé «Psychopathes, la face sombre de l’empathie», le cas du tueur en série français Charles Sobhraj, surnommé «Le serpent» et actuellement emprisonné au Népal après avoir étranglé, battu à mort, parfois brûlé vives une vingtaine de victimes. Longtemps promené de geôle en geôle dans divers pays asiatiques, il s’est toujours arrangé pour séduire ses gardiens, afin d’obtenir un traitement de roi. Il a surtout réussi à séduire suffisamment ses proies pour qu’elles le suivent docilement jusqu’au piège final…
«Charles Sobhraj est l’exemple parfait d’un individu hors norme, assorti d’une cruauté également peu commune. Il représente une énigme pour les psychologues […] Dans presque toutes les situations, il est arrivé à tromper toutes les personnes qui l’entouraient. A comprendre leurs souhaits et leurs intentions, à entrer en empathie avec elles», relate le journaliste scientifique et docteur en neurobiologie Sébastien Bohler. Comme tous les psychopathes, «Le serpent» a donc des réservoirs d’empathie, sinon il serait d’ailleurs incapable de jouir de la souffrance de l’autre, mais elle est purement cognitive: c’est celle «qui permet de comprendre les états mentaux d’autrui, ses intentions, ses désirs ou ses croyances. L’empathie cognitive est donc très dangereuse: elle peut servir à secourir et aider, ou à détruire et faire souffrir», écrit encore l’auteur.
L'absence d'empathie est en réalité très rare
Dirigé par un patron qui ressemble à un animal à sang froid et ne retient jamais un prénom dans la boîte? Flanqué d’un vieil ami qui n’a pas son pareil pour parler de lui pendant une heure avant de tourner les talons sans avoir pensé à demander: «Et toi, comment tu vas?» Comme les serial killers, ces égocentriques du quotidien ne souffrent pourtant pas de «non-empathie», mais juste d’une paresse à la faire fonctionner.
«La véritable absence d’empathie est rare. On considère que 5% de la population a un grave déficit», raconte le psychiatre Stéphane Clerget, auteur d’un essai sur Les vampires psychiques (Fayard). «Et ceux qui en souffrent vraiment ont un profil obsessionnel. Ce sont des gens qui sont très maladroits socialement, incapables de s’adapter à leur interlocuteur et préférant souvent se réfugier dans les sciences. Et la grande majorité de ceux que l’on considère comme non empathiques sont en réalité des profils narcissiques qui ne sont pas touchés par ce que l’autre éprouve, mais savent le ressentir et en jouer si ça sert leur intérêt. On retrouve souvent ce profil dans les sphères du pouvoir parce que nous sommes assez sots pour les élire. D’une certaine manière, ils nous fascinent. On envie cette faculté d’être uniquement préoccupé par soi-même…»
Car dans notre esprit, bien sûr, l’hyper-empathique est toujours nous-mêmes, confronté à des cœurs secs. Mais là aussi, erreur… «Il existe effectivement des hyper-empathiques qui sont poreux à tout, et mieux vaut qu’ils s’entourent de gens heureux pour sauvegarder leur équilibre, poursuit Stéphane Clerget. Mais pour une grande majorité, la capacité empathique varie en fonction des événements de la vie. Dans la dépression, par exemple, on n’en a plus du tout. Donc celui qui ne s’intéresse pas à vous est peut-être simplement un déprimé qui s’ignore.» Encore moins reluisant, notre «empathie s’arrête aux frontières de l’endogroupe», comme le rappelle cruellement Cerveau & Psycho. Et notre capacité à souffrir pour l’autre est beaucoup plus magnanime quand il appartient à notre ethnie, nation, milieu professionnel ou club de foot. Bref, les psychopathes ont de l’empathie, et nous pas toujours. Si ça se trouve, Donald Trump a versé de vraies larmes de crocodile quand Rafael Nadal, son joueur préféré, s’est blessé à la cuisse en janvier dernier…