Mémoire totale. Le titre de cet essai fait saliver. Surtout les étudiants qui voient arriver avec angoisse leurs examens de juin et aimeraient se transformer en computers humains. Ils ont peut-être tort, avertit Roland Portiche, coauteur avec Danièle Gerkens de cette somme consacrée à la mémoire sous toutes ses formes. «Pour bien se souvenir, il faut oublier. Encombrés, les hypermnésiques tirent rarement parti de leur talent», explique ce journaliste scientifique qui craint d’ailleurs le jour, pas si lointain, selon lui, où le progrès technologique et ses puces implantées feront de nous des Wikipédia sur pied…

Mais avant ce scénario, celui qui est aussi docteur en philosophie dit tout de la mémoire dans ce riche ouvrage paru ce printemps. Comment elle naît, comment elle disparaît. Comment elle dérange parfois, en cas de trauma, et comment elle peut être manipulée – non, tous les souvenirs ne sont pas vrais, y compris ceux des enfants! Et encore, plus simplement, comment on peut l’entretenir, la muscler, arrêter de perdre ses clés ou d’avoir, plusieurs fois par jour, un mot sur le bout de la langue qui se fait désirer… Hippocampes, amygdales, neurotransmetteurs, hormones, mais aussi attention et émotions: aucun agent n’est oublié dans cette vaste visite des greniers du passé.

Roland Portiche, le début de votre ouvrage est consacré aux hypermnésiques, ces êtres qui ont des mémoires hors du commun. Qui sont-ils?

Certains, comme l’Américaine Jill Price, ont une hypermémoire autobiographique. C’est-à-dire que cette quadragénaire se souvient de tout ce qui s’est passé dans sa vie et de tous les événements généraux qu’elle est capable de relier à sa vie. Les hypermnésiques peuvent aussi être atteints du «syndrome savant». Ce sont le plus souvent des hommes qui, par exemple, calculent à une vitesse prodigieuse des nombres à plusieurs décimales ou restituent au détail près une image complexe visionnée durant quelques secondes.

On associe souvent l’hypermnésie à l’autisme. Est-ce correct?

Les hypermnésiques peuvent parfois être des autistes Asperger, mais ce n’est pas la majorité. D’ailleurs, ce qui est amusant, c’est que Kim Peek, qui a servi de modèle au fameux film Rain Man, n’était pas autiste lui-même. Ses incroyables compétences – il pouvait mémoriser deux pages en quinze secondes parce qu’il était capable de lire simultanément chaque page avec un œil différent! – étaient liées à une malformation cérébrale qui avait soudé ses deux hémisphères. On peut encore classer parmi les hypermnésiques les musiciens détenteurs de l’oreille absolue ou les super-nez qui connaissent des centaines de parfums. Chaque fois, des savoirs très spécifiques et très spectaculaires, mais pas forcément utiles à la vie de tous les jours.

A quoi doivent-ils ces talents?

Ça, c’est la grande question, qui n’est toujours pas résolue. Longtemps, une thèse du psychiatre américain Darold Treffert affirmait que les autistes savants souffraient d’une lésion du cerveau gauche, le cerveau le plus analytique, entraînant une compensation du cerveau droit, plus impressionniste, plus intuitif, et que c’est cette compensation du cerveau droit qui leur donnait accès à ce savoir plus global, plus immédiat.

Mais cette thèse des années 1980 n’est plus d’actualité…

En effet, aujourd’hui, les neurologues postulent plutôt pour une utilisation particulière des différentes mémoires. Contrairement à nous qui utilisons notre mémoire de travail d’une capacité de quelques secondes pour résoudre des équations, par exemple, les hypermnésiques parviennent à solliciter leur mémoire à long terme, mémoire de capacité et de durée illimitée, pour stocker les données des problèmes en cours et les réutiliser à volonté. Voilà pourquoi ils peuvent s’attaquer à des nombres d’une rare complexité. Mais on ne sait toujours pas pourquoi ils ont cette habileté particulière.

Vous parlez des différentes mémoires. Quelles sont-elles?

Outre la mémoire à court terme ou mémoire de travail que je viens d’évoquer, nous avons trois mémoires durables. La mémoire épisodique, qui se loge dans les lobes temporaux et qui contient les épisodes de notre vie. La mémoire procédurale, qui contient les savoir-faire acquis une fois pour toutes et rangés dans notre inconscient, comme rouler à vélo ou faire du ski. Ce qui est intéressant avec cette mémoire logée dans le cervelet, c’est qu’on sait «le quoi», mais on oublie «le comment». On peut très bien nouer une cravate sans arriver à expliquer comment on le fait. Enfin, il y a la mémoire sémantique, notre encyclopédie personnelle, qui permet de se rappeler que Paris est la capitale de la France et que la Terre est ronde. Intéressant de voir que cette mémoire, également située dans les lobes temporaux, n’est pas forcément surdéveloppée chez les hypermnésiques.

Mais rien ne resterait sans l’encodage, seuil liminaire du souvenir…

Exactement. Un souvenir ne peut rester dans notre grenier que s’il est encodé. Ce rôle indispensable est assuré par les hippocampes, deux structures du cerveau qui assurent le passage du souvenir de la mémoire de travail à la mémoire à long terme. Dans cette transaction, trois ingrédients jouent un rôle déterminant: l’attention, l’émotion et la répétition. On ne se souvient bien que de ce qu’on a considéré attentivement, de ce qui nous a touchés aux tripes et de ce qu’on revisite régulièrement. L’émotion est d’autant plus importante pour la mémoire que les amygdales, zone cérébrale qu’elle active, se trouvent à côté des hippocampes.

Cette association est d’ailleurs terrible en cas de souvenirs traumatisants.

Et comment! Des victimes de ce qu’on appelle le syndrome post-traumatique (SPT) sont exposées à jamais au reflux des scènes qui les ont meurtries. Dans le livre, je raconte l’épisode d’un soldat américain présent dans un spot spécialement meurtrier du Débarquement qui, très âgé, a entendu un coup de canon lors d’une commémoration et s’est mis à courir plié en deux comme s’il évitait les balles. Cette mémoire fait revivre la séquence à l’identique, sans aucune distance critique. Pire encore, parfois la victime endosse les émotions de ses tortionnaires et ressent à la fois sa propre terreur et la jubilation de ses agresseurs. C’est une mémoire très complexe et archaïque, qui peut être apaisée par la psychothérapie, mais jamais totalement éradiquée.

Autre élément troublant: les faux souvenirs qui paraissent vrais. De quoi s’agit-il?

C’est un phénomène d’appropriation d’un récit déjà identifié par Jean Piaget. Le célèbre psychologue de l’enfance racontait se souvenir exactement de la tentative d’enlèvement dont il avait été victime, bébé, tandis qu’il était avec sa nourrice. En réalité, cette dernière avait monté ce récit pour recevoir une récompense et confessé ce forfait des années après. Mais comme les parents de Jean Piaget lui ont répété et répété l’épisode quand il était petit, le psychologue a durablement installé ce souvenir dans sa mémoire comme s’il l’avait vécu. Freud a aussi fait cette expérience avec ses patientes qui lui ont raconté avec sincérité de faux souvenirs d’abus sexuels parce qu’elles voulaient cadrer avec la première conception des névroses du fameux psychanalyste.

Mais c’est assez inquiétant, du coup. Comment distinguer un vrai d’un faux souvenir, élément déterminant en cas de témoignage dans un procès?

On ne peut pas. De toute façon, mieux vaut se dire que tous les souvenirs sont en quelque sorte de faux témoignages! Car, que ce soit au niveau de sa mise en mémoire ou à celui de sa récupération, un souvenir est chaque fois reconstruit. Le seul moyen de valider ou non un témoignage est de recouper les informations extérieures, d’agir comme des enquêteurs… En tout cas, on ne peut pas compter sur la mémoire pour faire le tri entre le vrai et le faux. Et, c’est en effet inquiétant, surtout quand il y a contamination. En 1990, une «Fondation du syndrome des faux souvenirs» a vu le jour aux Etats-Unis pour réagir à l’épidémie de témoignages de femmes accusant des proches ou moins proches d’abus sexuels durant leur enfance, témoignages dont beaucoup étaient infondés. Il ne s’agit pas bien sûr de nier la souffrance des victimes effectives, mais il faut raison garder et attendre la confirmation des faits avant de statuer.

Plus prosaïquement, il y a les trous de mémoire, les étourderies, les mots sur la langue… un antidote à donner à nos lecteurs?

Faire moins, mais mieux. Et aussi bouger plus et manger moins de sucre. En vieillissant, les humains perdent leur faculté de concentration. Or, on l’a vu, sans l’attention, les souvenirs ne sont pas encodés. Plus une personne vieillit, plus elle doit donc se concentrer sur toutes ses actions. Bouger est également recommandé, car le sport augmente la pression sanguine, ce qui entraîne une meilleure irrigation des hippocampes placés dans une cavité retirée du cerveau. Enfin, le sucre est un très mauvais ami de la mémoire, car, en excès, il perturbe les fonctions de l’insuline, qui assure le passage du glucose dans nos neurones. Certaines thèses attribuent même au sucre une responsabilité dans la maladie d’Alzheimer.

Et puis, à la fin de l’ouvrage, vous présentez une série d’exercices mnémotechniques, comme la fameuse phrase avec Zidane…

Dans ces exercices, la constante, c’est l’association. Ici, avec Zidane, l’idée est d’associer son nom avec le numéro 10 de son maillot pour se souvenir de ce chiffre. Certaines techniques recourent à des formes, d’autres à des couleurs, d’autres encore à des sons. Le fait est que ces exercices renforcent la mémoire et donnent de l’air à des personnes qui se sentent oppressées par la fréquence de leurs oublis. Il existe aussi des ateliers mémoire. Ils sont ludiques et très bénéfiques, je les recommande chaleureusement.


Mémoire totale, de Roland Portiche et Danièle Gerkens, Stock, Paris, 2018.