Pont entre l’Orient et l’Occident, verrouillée par le Bosphore, la mer Noire est un trait d’union entre des nations qui tendent à se tourner le dos. Elle est aussi le théâtre d’une valse incessante de navires qui parcourent ses eaux de part en part. Notre journaliste est allée à la rencontre des personnes qui la sillonnent, l’habitent et en dépendent

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Au port, tout le monde la connaît. Elle se laisse facilement accoster. Il est difficile de la rater, d’ailleurs, car elle est colossale. On est tenté de l’appeler Madame, tant sa corpulence impose le respect. Souvent, au premier contact, on la trouve froide, mais ce n’est qu’une apparence. En son antre, il se dit que règne une chaleur toute particulière dont seuls ses protégés peuvent jouir.

Eux le lui rendent bien. De mémoire d’homme, aucune tsarine n’a eu droit à tant d’attentions. Comme pour la rendre éternelle, tous les jours, ils prennent soin d’elle, lui font sa toilette et la remaquillent. C’est qu’elle n’est plus toute jeune. Elle a 40 ans, et pour les rombières de son espèce, c’est déjà une babouchka. Déjà, elle a eu plusieurs vies et elle ne compte plus le nombre de marins qui lui sont passés dessus. Au port comme au large, on l’appelle Sea Partner. Elle pèse 8408 tonnes et a deux moteurs.

Une Lady, une survivante

«Pour le marin, un bateau est toujours une femme. Pour moi, celle-ci est une Lady», expliquait la veille le capitaine Boris en regardant les camions monter à bord. Le Sea Partner a d’abord été construit pour être un cargo et c’est pour cette raison que le pont est situé à l’arrière. Pour le capitaine, c’est une excellente machine: «Aujourd’hui, les bateaux sont construits en Chine. Ils ne tiennent que vingt-cinq ans au maximum.»

Sa Lady est une survivante dont il faut prendre soin tous les jours: «La principale occupation de l’équipage technique pendant cette traversée sera de la repeindre et d’effacer toute trace de rouille. C’est une coquette, nous devons la respecter», s’amuse-t-il. Malgré le vent annonçant les intempéries, des odeurs de solvants parviennent à nos narines. Capitaine, pourquoi cette mer ne sent-elle pas le sel? Son large visage esquisse un sourire, nous regardons les griffes de nuages anthracite qui balafrent le ciel de Tchornomorsk: «Elle est étrange, la mer Noire», murmure-t-il avant de regagner sa Lady sur le pont.

Alors que nous nous éloignons de la terre, un orage éclate au-dessus de l’Ukraine et le ciel se fissure d’éclairs formidables. Sous la foudre, l’eau prend des apparences de feu. Le capitaine a enfilé son uniforme, une chemise beige ornée de quatre galons sur les épaules. Décontracté, il la porte hors du pantalon et déambule en chaussettes et sandales sur la moquette du pont. Comme dans une voiture, on n’allume aucune lumière la nuit dans l’habitacle et plus les heures du crépuscule passent, plus les hommes se transforment en d’obscures silhouettes. Capitaine, premier, deuxième ou troisième officier, tous ne sont plus que des ombres affairées à sortir leur Lady du port en délicatesse.

Réanimer Madame

Nous mettons le cap vers le sud, en direction du Bosphore, et nous préparons à passer la seule nuit que requiert la traversée. Je fais connaissance avec mes appartements: une cabine confortable dotée d’un lit double et de deux fenêtres, située dans l’espace réservé à l’équipage. Les passagers, une petite dizaine de camionneurs turcs et ukrainiens, sont montés à bord et prennent maintenant leur repas chacun assis dans une salle réservée à leur nationalité. «Ce n’est pas parce qu’ils ne s’entendent pas, mais c’est pour qu’ils aient chacun leur télévision», avait précisé Boris. Les 32 marins originaires pour leur part de Lituanie et d’Ukraine sont occupés à leur poste, du fond de cale au pont supérieur, tous réaniment leur Lady plongée dans une profonde torpeur tant qu’elle demeurait attachée au quai.

Pour eux, c’est un trajet routinier qu’ils parcourent en aller et retour pendant leurs quelques mois de service en mer. Les éclairs illuminent encore le ciel lorsqu’on atteint le large. Peu à peu, les officiers quittent le pont. Je me retrouve seule dans la nuit avec Raimonds, le second officier qui commence son quart. «Ce métier n’est plus du tout romantique», me confie-t-il. «On est tenu par des horaires stricts qui nous obligent à ne penser qu’à l’efficacité. Il faut charger vite, décharger vite. C’est très paradoxal, car le large nous incite à perdre toute notion du temps.»

La mer a cela de particulier: elle engloutit les journées en les dégustant lentement. «Combien d’heures ai-je passé à la contempler! Jamais elle n’est pareille, la mer. Impossible de s’ennuyer. Mais, Dieu que le temps est long!» s’exclame-t-il. Il sourit timidement en regardant l’obscurité par la fenêtre. Sa silhouette est longiligne. Raimonds fait partie des rares hommes maigres du navire, comme si la Lady n’avait de faible que pour les malabars.

Lever des poids avant de prendre le large

La veille au soir, avant de partir, l’un d’entre eux était sorti des cales. C’était un des ingénieurs mécaniciens. Il avait troqué sa salopette orange et ses Pamir contre un short et des baskets et procédait à des épaulés-jetés en expirant des bourrasques par les narines. Quand il déposait ses poids, il allait reprendre l’air vers les barrières en esquissant un sourire confus tout rougissant sous le regard de sa spectatrice. Ses bras avaient la taille de mes cuisses et j’ai vu plus tard qu’il n’était pas le plus balèze du bateau.

Voilà une semaine que je fréquente la mer Noire, et c’est la première fois qu’elle me témoigne son caractère. Ce matin, je me fais réveiller par une secousse qui me projette au pied du lit. Enfin la mer Noire est tourmentée! A la fenêtre, c’est un tableau de Géricault. Des vagues, de l’écume, de la houle! Elle doit être heureuse, Lady, car elle danse le twerk.

«Il y a beaucoup de courants dans la mer Noire, et nous devons sans cesse rectifier le cap», précise le capitaine. Il est 4 heures et Boris est assis devant moi sur le canapé en cuir de sa cabine. C’est l’heure du café et le maître du bord m’avait conviée à partager une tasse de son «caoua» préféré. Quelques minutes avant, j’étais studieusement occupée à observer la couleur de la mer par un des hublots de ma cabine quand mon téléphone a retenti. La voix énergique au combiné m’a mise au garde-à-vous. «C’est Boris. Je vous attends. Le café est servi!» On ne refuse pas l’invitation d’un capitaine, j’avais accouru.

Il sort alors une capsule en aluminium d’une boîte en carton et l’insère dans la machine conçue pour en tirer le jus providentiel qui, deux fois par jour, lui offre un instant d’extase gustative. «Un ami de Marseille m’a fait découvrir ce café. Dès la première gorgée, j’ai su qu’il allait être mon préféré», dit-il. A bord, seuls ses invités ont le privilège de le déguster. Sur le pont, les officiers boivent celui tiré d’une machine plus ordinaire. En cuisine, c’est de l’instantané. Et plus on descend dans les cales, plus le petit noir est dilué.

Une chaleur étouffante

Une fois sous le niveau de la mer, il règne une chaleur écrasante, et le bruit des moteurs est assourdissant. C’est ici, à la lueur des néons, entouré d’acier et de fonte qu’Aigars fait son apprentissage. Cadet du navire, à 25 ans, il manipule encore la Lady avec maladresse et serait par instants tenté de la traiter de «bateau» plutôt que de «Madame». Mais sous le regard du capitaine, il se plie au vocabulaire du bord. «Elle fonctionne grâce à une vieille mécanique que j’ai dû apprivoiser», explique-t-il. Ses mains sont noircies et il a ouvert son bleu de travail sur son torse imberbe.

A terre, il vit à Liepaja, dans la campagne lituanienne où, quand il ne fait pas de mécanique, il s’adonne au saut à l’élastique. Aigars est celui qui reçoit le salaire le plus maigre du bord: 2000 euros par mois de service. Celui du capitaine approche les 18 000. Des sommes que l'on peut, toutefois, diviser par deux étant donné qu'ils sont actifs en moyenne six mois par an. Comme les autres mécaniciens sur le Sea Partner, il travaille pendant cinquante-huit jours et a ensuite le même nombre de jours de congé. «Cet horaire me convient, mais je me sens parfois marginalisé par rapport à mes amis et ma famille», explique-t-il. «Pour les filles, c’est pareil. En partant régulièrement, il m’est impossible d’entretenir une relation durable.»

Les femmes. C’est sans doute le sujet le plus évoqué à bord. Outre la Lady, il n’y en a aucune et le poids de leur absence pèse lourd sur la gent masculine. Il y a quelques jours, à Batoumi en Géorgie, le capitaine Mamuka faisait part de son désir d’avoir plus de mixité sur les bateaux: «S’il y a ne serait-ce qu’une demoiselle à bord, les hommes changent littéralement de comportement et deviennent plus calmes», avait-il remarqué.

Dans le métier, les capitaines féminines sont encore rares et le milieu s’avère partagé quant à être dirigé par une femme. Sur le bateau précédent, entre la Géorgie et l’Ukraine, le maître du bord avait précisé: «Si une femme veut être capitaine, elle aura intérêt à avoir un excellent niveau.»

La vie de marins

Toujours souriant, Valentinas est le premier officier du Sea Partner. Lorsqu’il évoque les femmes, son sourire permanent chancelle. Il en avait une en Lituanie. «Mais, un jour, je suis rentré et elle avait trouvé un autre homme.» C’est ça, la vie de marin? «Elle a bien changé», rigole-t-il. «Avant ils avaient une femme dans chaque port, maintenant, on n’en a plus du tout!»

La tasse de café du capitaine Boris est vide. Il est 17h30, bientôt l’heure pour lui d’aller courir. Une activité quotidienne qui sera aujourd’hui aisée vu l’espace à disposition sur le bateau: un seul camion est parqué sur le deck supérieur. Depuis le début de l’année, l’affluence est faible. A bord, on poursuit le train-train quotidien tout en s’inquiétant. «L’été est de toute manière une période creuse, avait dit Boris, les transports devraient reprendre à partir de septembre.»

Je rejoins Valentinas sur le pont. A l’horizon, signe que le Bosphore approche, les navires sont plus nombreux. Le premier officier propose un café. «Nous le boirons en observant le capitaine faire ses exercices», s’amuse-t-il. Valentinas a, lui, installé un punching-ball dans les cales. Dans l’après-midi, sous le regard de ses collègues occupés à repeindre le bateau, il tapait de toute son âme sur le coussin suspendu.

D’un air moqueur, il tend le menton vers le deck. A peine le capitaine est-il sorti qu’un nuage de moustiques s’est abattu sur lui. Sa course est un combat. Mais pour Valentinas, c’est un signe. «Ces insectes sont la preuve que les terres ne sont pas loin. Dans quatre heures nous serons à Istanbul.» Là-bas, la Lady sait que d’autres travailleurs de la mer l’y attendront. Car elle, elle a des marins dans chaque port.


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