Un homme, la soixantaine, en plein Times Square, à Manhattan, avec à ses bras, sa femme en robe de mariée, pour une séance photos. L'âge de la mariée? Douze ans. La scène a choqué. C'était précisément le but du Youtubeur Coby Persin, spécialiste des caméras cachées, qui l'a tournée, en février 2016. La vidéo a été visionnée des centaines de milliers de fois. Mal à l'aise, les passants regardent le couple, s'approchent, demandent l'âge de la mariée qui fait la moue. Certains menacent de porter plainte, et arrachent la fille des griffes de son vieil époux. Coby Persin est content: son expérience a fonctionné. 

Mari et femme n'étaient que des figurants, mais la réalité est bien là: dans l'ensemble des Etats américains, les mariages de mineurs sont possibles. Cette réalité, méconnue, vient de resurgir du côté de New York: après un premier échec, un projet de loi porté par une démocrate a été déposé le 10 février devant l'Assemblée législative de l'Etat. Son but: interdire, sans exceptions, les mariages avant l'âge de 17 ans. Aujourd'hui, l'âge légal est fixé à 18 ans, mais des jeunes de 16 et 17 peuvent s'y marier, avec une approbation parentale. C'est même possible pour des mineurs de 15 et 14 ans, à condition qu'ils obtiennent également l'aval d'un juge. 

Fraidy Reiss est déçue. Déçue et fâchée. Avec son ONG Unchained at Last, elle fait partie de la large coalition d'associations qui luttent contre la pratique. «Ce projet de loi ne va pas assez loin: si l'on veut protéger efficacement les jeunes, aucune exception en dessous de 18 ans ne doit être tolérée!», insiste-t-elle. Human Rights Watch (HRW) est du même avis. Dans une lettre adressée aux législateurs new-yorkais, l'association rappelle qu'entre 2001 et 2010, 3850 mineurs ont été mariés dans le seul Etat de New York.

Dans la plupart des 50 Etats américains, l'âge légal pour se marier est fixé à 18 ans. Mais tous admettent des exceptions. Comme dans l'Etat de New York, la Caroline du Nord et l'Alaska prévoient noir sur blanc que des adolescents de 14 ans puissent accéder aux mariages. Mais 27 Etats ne précisent pas de limite d'âge inférieure, ce qui ouvre la porte aux abus. La Virginie a bien durci sa législation en juin 2016, elle permet toutefois encore à des jeunes de 16 et 17 ans, émancipés, de se marier. D'autres Etats, comme le Maryland, le Massachussets - qui tolère le mariage à 12 ans! - ou le New Jersey, sont en train de réviser leur pratique.

Les conséquences d'un mariage si précoce peuvent être dramatiques: déscolarisation, problèmes de santé, maternités précoces, risque accru de pauvreté et de subir des violences domestiques. De fait, estime le Tahirih Justice Center, la plupart de ces unions sont des mariages forcés, souvent accompagnés de menaces et de pressions financières et affectives. L'approbation des parents ou de juges ne garantit en rien que le mineur soit d'accord, ou ne serait-ce que conscient de ce qui lui arrive. 

Les juges qui acceptent ces unions le font parfois pour «protéger» une mineure enceinte. Mais comment être sûr que la relation sexuelle était consentante? Il arrive que des auteurs de viol épousent leur victime pour échapper à une condamnation pour pédophilie, rappelle brutalement Jeanne Smoot, du Tahirih Justice Center. Les mineurs embrigadés dans des mariages ont par ailleurs, souvent, un accès limité aux services légaux et aux refuges pour victimes de violences domestiques. «Un mineur qui quitte son foyer familial ou conjugal est considéré avant tout comme un fugueur qu'il faut ramener chez lui, pas comme une victime», explique Jeanne Smoot. «Vulnérables, les jeunes ignorent souvent vers qui se tourner – ils sont parfois dans un environnement très isolé –, ou craignent de le faire en raison des conséquences que cela pourrait avoir sur leur famille. Pour toutes ces raisons, c'est bien un carton rouge qu'il faut brandir, et pas donner carte blanche aux mariages de mineurs!».

Les associations contactées assurent que ces unions précoces sont célébrées aussi bien parmi les juifs, les musulmans, les Mormons que d'autres communautés religieuses. Jeanne Smoot: «Dans une étude menée en 2011 sur les mariages forcés parmi la population migrante aux Etats-Unis, les victimes venaient de 56 pays différents, avec des backgrounds religieux divers». Selon l'ONG, 9,4 millions de femmes aux Etats-Unis se sont mariées à 16 ans ou moins. Près de 1,7 million n'avaient pas 15 ans.

Quinze ans. C'est l'âge qu'avait Tasneem pour son mariage. Aujourd'hui âgée de 36 ans, elle a accepté de nous confier son récit. Son père, très strict, en la voyant fréquenter un garçon, craignait qu'elle ne perde sa virginité en dehors du mariage. Il a donc décidé de la marier à un étranger de treize ans de plus, selon le rituel musulman. «Cela s'est fait en un jour, raconte Tasneem. Ma mère n'était même pas au courant.» Elle racontera plus tard, très émue, que sa mère, victime elle aussi d'un mariage forcé, a quitté le foyer familial, et l'islam, quand elle était petite. C'est son père qui a obtenu sa garde.

Tasneem part avec son mari, dans le pays d'origine de ce dernier, dans les Caraïbes. Le mariage civil a eu lieu plus tard, dans le Nevada, quand elle avait 16 ans et était enceinte de huit mois. Elle n'a pu échapper à cette union qu'au bout de dix ans. «J'étais perdue, comme dans une cage. Je voulais mourir. J'ai fini par pouvoir reprendre mes études, et c'est là que je suis tombée enceinte une deuxième fois. J'étais désespérée car je venais enfin d'acquérir un peu d'indépendance et de comprendre que ma situation n'était pas normale.» Finalement, Tasneem, ballotée de maison en maison, refusera un énième déménagement. Son mari part dans son pays avec leurs deux enfants; elle va rapidement les rechercher, pour les ramener aux Etats-Unis, avec l'aide de sa belle famille. Tasneem: «Je suis aujourd'hui fière d'avoir deux enfants libres et indépendants.» 

Heather Barr, spécialiste des droits des femmes à Human Rights Watch, relève une grande incohérence dans la situation américaine: les Etats-Unis luttent contre les mariages d'enfants à l'étranger, mais les tolèrent sur leur sol. Elle pointe également du doigt des pays européens. L'Espagne n'a par exemple relevé sa limite inférieure, de 14 à 16 ans, qu'en juillet 2015. Heather Barr et son équipe ont interviewé des centaines d'enfants mariés en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, en Arabie Saoudite, au Bangladesh, au Népal, au Sud Soudan, en Tanzanie, au Malawi, au Yémen ou encore au Zimbabwe. Et parmi ces pays, seuls l'Iran, l'Arabie saoudite et le Yémen autorisent officiellement le mariage à 14 ans. Comme dans l'Etat de New York. 


«Je pensais que je ne pouvais pas dire non»

Fraidy Reiss, 42 ans, a fondé Unchained at Last en 2011, une ONG basée dans le New Jersey, qui vient en aide aux femmes victimes de mariages forcés et arrangés. Elle-même a été mariée contre son gré.

Le Temps: A quel point les Etats-Unis sont-ils touchés par le phénomène des mariages de mineurs?

Fraidy Reiss: Selon les contrats de mariage de 38 Etats que nous avons consultés, il y a eu 167 000 mariages impliquant des mineurs aux Etats-Unis entre 2000 et 2010, le taux le plus élevé étant celui de l'Idaho. Douze Etats ne nous ont pas donné leurs statistiques, mais en extrapolant, nous estimons que 248 000 enfants ont été mariés sur l'ensemble du territoire américain pendant cette période. Plus de 85% sont des filles, mariées à des adultes avec d'importantes différences d'âge qui devraient déboucher sur des poursuites pour viols plutôt que sur des contrats de mariage. Nous avons aussi mené une étude spécifique pour l'Etat du New Jersey, qui est en train de changer sa législation: 3481 mineurs y ont été mariés entre 1995 et 2012. La plupart avaient 16 ou 17 ans et se sont donc mariés avec une approbation parentale, mais 163 avaient entre treize et quinze ans, ce qui signifie qu'ils ont reçu l'aval d'un juge.  

– Pour vous, les mariages impliquant des mineurs sont-ils automatiquement des mariages forcés?

– Non, pas forcément. Je peux admettre que des jeunes de 16 ou 17 ans aient vraiment envie de se marier. Mais cela n'empêche pas que les conséquences peuvent être néfastes et lourdes. 

– Que voulez-vous dire?

– Ces jeunes sont plongés prématurément dans un monde d'adultes, avec parfois des conséquences graves sur leur santé physique et mentale, le risque de ne pas pouvoir poursuivre d'études, d'être victimes de violence conjugale. Des études ont démontré qu'une femme qui se marie à l'âge de 18 ans ou plus jeune a 23% plus de risque d'avoir une crise cardiaque, un cancer, un AVC ou du diabète, par rapport aux femmes entre 19 et 25 ans. Surtout, les mineurs sont bien moins protégés s'ils tentent d'échapper à leur vie de couple: un enfant qui quitte son foyer est considéré comme un fugueur. Il est ramené chez lui et les associations qui comme la nôtre tenteraient de l'aider pourraient être poursuivies pénalement. La plupart des refuges pour victimes de violences domestiques n'admettent d'ailleurs pas de mineurs. Les mineurs ne peuvent pas non plus recourir à des avocats en leur propre nom. C'est absurde! Comment expliquer qu'on veuille protéger les jeunes en ne leur vendant pas d'alcool avant l'âge de 21 ans, mais qu'on ne s'interroge pas sur les effets dévastateurs d'un mariage précoce? 

– Vous avez vous-même été victime d'un mariage forcé. Comment vous en êtes-vous sortie?

Je n'étais pas mineure, j'avais 19 ans. Mais dans ma communauté religieuse, des juifs ultra-orthodoxes, on devait se marier jeune, rester célibataire avait mauvaise réputation, et c'est un marieur, en fait le cousin de ma mère, qui m'a présenté mon futur époux. Je ne l'ai connu que trois mois avant la date du mariage. Je n'avais pas mon mot à dire, ou plutôt je pensais que je ne pouvais pas dire non. Mais je me suis vite retrouvée dans un piège. Je me suis très vite sentie menacée de mort – les problèmes ont commencé dès la première semaine du mariage, mon mari était colérique – et quand j'ai demandé l'aide de ma famille ou du rabbin, on m'a rétorqué que j'avais accepté de me marier, que c'était mon choix. Chez les juifs orthodoxes, un homme peut demander le divorce, pas une femme. J'ai mis douze ans avant de pouvoir m'en sortir et d'obtenir le divorce. J'ai réussi à faire des études, puis à travailler comme journaliste et devenir indépendante financièrement. J'avais mis de l'argent de côté et j'ai finalement pu quitter le foyer conjugal avec mes deux filles. J'ai aussi quitté ma communauté religieuse; ma famille a coupé les ponts. Je me sens donc très concernée par les femmes qui vivent ce calvaire aujourd'hui, et encore plus lorsqu'il s'agit de mineures. Mais malheureusement, nous n'arrivons souvent à les aider que lorsqu'elles atteignent l'âge adulte. Voilà pourquoi il faut absolument changer les lois.